Shgaga




est
silence
notre seul
baptême
..
.

Aube




.
cendre et texte d’avant
le fait que tu en sois ivre
ses ancrages ses errements

nuance lunaire à moduler
toute relation connaissante
ta nomadité chronique l’effaçant

ne subsistera ni objet
ni en deçà ni au-delà sauf l’aube
face aux yeux morts du récitant
..
.

*
.
.
la seule rémanence
la séance à reprendre à son début
et toute sa généalogie dévoyée

sans énumérer les rues sans
les relier à la nuit attendue
et avant que n’arrive la Ponctuelle

ferme les yeux avant
pour le jaillissement du miracle
de mots lunaires
dans ces fragments
.
.
Mostafa Nissabouri, Aube, XIV/XVIII (1999)
.

Signe

.


sans séparer du chiffre
.

le recouvrement
.
mais du tout
un signe
l'hiver
.
blanc
même la
.
grive
.

(Démocrite)
.
son
pur
silence
.
.
Martin Ziegler
Comme il en irait du venir en souffrance
.
.
.

Abyssal


(photographie de Lionel André)
.
.
.
poussière de paille
.
et tourbillons de sable
.
le feu de la neige
.
.
un bouquet de tonnerre et de foudre
.
accompagne la courbe de l’aube
.
.
.
Lionel André, Dénivelée
.
.
.

Neige


(photographie de Abbas Kiarostami)
.
.
.
Quand j'y pense.
je ne comprends pas
.
la blancheur de la neige

.
Abbas Kiarostami, Avec le vent
.

Jardin


227

« L’Eternel Epicure ». – Epicure a vécu de tous temps et il vit encore, inconnu à ceux qui s’appelaient ou qui s’appellent épicuriens, et sans réputation auprès des philosophes. Aussi a-t-il oublié lui-même son propre nom : c’était le plus lourd bagage qu’il ait jamais jeté loin de lui.
..

Friedrich Nietzsche, Le Voyageur et son ombre

[Traduit par Henri Albert]
.

Quasar



à blanc désert – et ta gueule trigonocéphale lie le
délire
à nos regards qui jamais n’écoutent peut-être fascinent
le frisson des lis morts et des fièvres – cambri
chaux du sang – je pose sur ton visage une aube jaune
j’ensoleille les crimes du printemps
et les villes rôdeuses mordant le vent
dont le sabot blanc viole toute lune née d’avril
le corps à corps minute l’abîme où se cache la femme
verte – et nous ?
affolés affolants – lorsque nos mains vides
extirpent la plage exiguë de nos poitrines

sa gueule trempée vaccine un délire d’hirondelles
et pas à pas nos faces objectent et suppriment
les cuivres de guêpes et les frissons – depuis
ce printemps est une fondrière
les clous et les plinthes me font face
mais je la contemple sur le poing serré du temps
et ses seins roulent éblouissants contre ma face –
un poème
sans que j’aille à la ligne
sans que j’aboie
myriade nuptiale de fourmis blanches
fracassant les flagrants soldes d’éclipses rares
peau neuve – et ciel nos dents
qui chantent d’onces de siècles abîmés
contre le front du chien volant – salut vermine
vertu vermeille – et dansons
sur la crête d’étoiles mal chantées – c’est
me faire matin-tourterelle
cette bouche de khôl et de fer blanc – non
plus dire – croître mêlasse agrée de mes torsions
à tes hanches d’olivier –
nous sommes des cages cadenassées – des fumées – où
les rivières jettent des sacs de soleil
..
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Mohammed Khaïr-Eddine, Soleil Arachnide (1969)
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Gestes



Gestes
gestes de la vie ignorée
de la vie
de la vie impulsive
et heureuse à dilapider
de la vie saccadée, spasmodique, érectile
de la vie à la diable, de la vie n’importe comment

Gestes du défi et de la riposte
et de l’évasion hors des goulots d’étranglement
Gestes du dépassement
du dépassement
surtout du dépassement
Gestes qu’on sent, mais qu’on ne peut identifier
(pré-gestes en soi, beaucoup plus grands que le geste visible
et pratique qui va suivre)

Emmêlements
attaques qui ressemblent à des plongeons
nages qui ressemblent à des fouilles
bras qui ressemblent à des trompes

Allegresse de la vie motrice
qui tue la méditation du mal
on ne sait à quel règne appartient
l’ensorcelante fournée qui sort en bondissant
animal ou homme
immédiat, sans pause
déjà reparti
déjà vient le suivant
instantané
comme en des milliers et des milliers de secondes
une lente journée s’accomplit

La solitude fait des gammes
le désert les multiplie
arabesques indéfiniment réitérées


Henri Michaux, Mouvements (extrait), 1951
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Dédicace


Tu as, en moi, suscité le noble besoin
D'aller loin voir le monde au profond de son âme ;
Avec ta main me tient une confiance aussi,
Qui me garde sans crainte à travers les tourmentes.

Par des pressentiments tu as instruit l'enfant,
Parcouru avec lui des régions fabuleuses ;
Modèle pur de l'exquise féminité,
Comme tu l'exaltas, son cœur adolescent !

Qui y aurait-il pour m'attacher au joug terrestre ?
Ne sont-ils pas à jamais tiens, mon cœur, ma vie ?
N'ai-je pas ton amour, ici, qui me protège ?

C'est pour toi que je puis me vouer au bel art
Puisque tu veux, ma bien-aimée, être la Muse,
Le doux gardien et l'esprit de ma poésie.

Éternelle ici-bas dans ses métamorphoses
La puissance secrète du Chant nous salue ;
Tandis qu'ici, sur nous, ruisselle sa jeunesse,
Là c'est sa sainte paix qui vient bénir la terre.

La lumière c'est elle, en nos yeux épanchée,
Qui, pour chacun des arts, éclaire en nous le sens ;
Elle qui donne au cœur joyeux, à l'âme lasse
Son ivresse miraculeuse à savourer.

C'est la vie à son sein somptueux que j'ai bue ;
Et tout ce que je suis, ce ne fut que par elle
Qui a donné son port à mon visage heureux.

Encore en moi dormait le plus haut de l'esprit
Quand je la vis, sur moi, descendre comme un Ange ;
Et j'ai pris, à l'éveil, dans ses bras, mon envol.

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Novalis (1772-1801), Henri d'Ofterdingen

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Averse

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2
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Parnasse, Sinaï ?
Non ! Simple colline à casernes
rien d’autre – feu ! Vas-y !
Bien qu’octobre et non mai, qu’y faire ?
Cette montagne-ci
M’était le paradis
.
.
3
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Paradis sur la paume offert
- Qui s’y frotte, brûle entier ! –
La montagne avec ses ornières
Dévalait sous nos pieds.
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Comme un titan avec ses pattes
De buisson et de houx,
La montagne agrippait nos basques
Et ordonnait : - debout !
.
Paradis – oh, nul b-a-ba,
-Courants d’air : d’air troués ! –
La montagne nous jetait bas
et attirait : - couché !
.
Comment ? C’était à n’y rien comprendre :
Propulsés, ébahis !
La montagne était consacrante
Et désignait : - ici…
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Marina Tsvetaeva (1894-1941), Le poème de la montagne
[Traduit par Eve Malleret, source ici]
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Élégie


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Marina, toutes ces pertes dans le grand tout, toutes ces chutes d'étoiles
Nous pouvons partout nous jeter, quelque que soit l'étoile,
nous ne pouvons l'accroître !,
Dans le grand tout les comptes sont fermés.
Ainsi qui tombe ne diminue pas le chiffre sacré.
Toute chute qui renonce choit dans l'origine et, là, guérit.
Tout ne serait donc que jeu, métamorphose du semblable, transfert
Jamais un nom nulle part, le moindre gain pour soi-même
Nous vagues Marina, et mer nous sommes !
Nous profondeurs, et ciel nous sommes !
Nous terre, Marina, et printemps mille fois,
ces alouettes lancées dans l'invisible par l'irruption du chant
Nous l'entonnons avec joie, et déjà il nous a dépassé
et soudain notre pesanteur rabat le chant en plainte...
Rien n'est à nous. A peine si nous posons notre main autour
du cou des fleurs non cueillies...
Ah déjà si loin emportés, Marina, si ailleurs, même sous la plus fervente raison.
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Faiseurs de signes, rien de plus.
Cette tache légère, quand l'un de nous ne le supporte plus et se décide à prendre, se venge et tue.
Qu'elle ait pouvoir de mort, en effet, nous l'avions tous compris à voir, sa retenue, sa tendresse
et la force étrange qui fait de nous vivants des survivants...
Les amants ne devraient, Marina, ne doivent pas en savoir trop sur leur déclin.
Ils doivent être neufs.
Leur tombe seule est vieille, leur tombe seule se souvient, s'obscurcissant sous l'arbre qui pleure, se souvient du « à jamais ».
Leur tombe seule se brise ;...
nous sommes devenus pleins comme le disque de la lune.
Même à la phase décroissante, ou aux semaines du changement,
nul qui puisse nous rendre à la plénitude, sinon nos pas solitaires, au-dessus du paysage sans sommeil.
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Rainer Maria Rilke, Élégie à Marina Tsvetaeva
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Ermite

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Moins de feuilles, plus d’étoiles
papillotent dans les arbres.
Le rameau de la vie
intérieur a forci.

Les racines de la beauté cachée
boivent longuement aux eaux de l’âme.
Réconciliée et condensée scintille
la tristesse de la solitude, le fruit du désir,

la maison blanche du renoncement
avec ses murs de givre là haut.
Le fouet de l’hiver et ses nœuds d’étoiles dans les ténèbres
me force à entrer.
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(1936)
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*


Les collines sont chauves,
la neige brûle.
Dans le ciel se pourchassent
comme des putois les étoiles jaillissantes.

L’ombre se serre contre la maison,
gémit en cachette.
Les lèvres des vergers et des jardins
bleuissent.

Nuit glaciale, claire,
nuit des rois.
Qui le peux, lis, étonné,
les paroles ardentes.


(1955)


Bohuslav Reynek (1892-1971), Conférence
[Traduit par Paul Guillon et Klára Jelínková, ici]
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*
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Bohuslav Reynek, un ermite dans sa demeure
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Communio



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C’était dehors et c’était à l’intérieur.
La même brise soufflait
entre l’heure matinale et l’heure du soir.
Le dénouement des liserons au soleil et aux tiges là, dehors,
se répétait en gémissant dans les vrilles des doigts
qui cherchaient le soleil là, à l’intérieur,
tandis que les campanules blanches se renversaient
d’un bonheur trop grand de la lumière.

C’était le mois de mai et ça grondait de l’approche de la Pentecôte.
Les nuages lourds de pluie craquaient aux coutures des éclairs.
Les fôrets fumaient et les pivoines se dépêchaient
de s’embraser sur le sein de l’été,
de s’embraser sur le sein des autels et il n’y avait
qui que ce soit pour courir avec elles
avant que ne roule jusqu’ici la crainte creuse des menaces
qui grondent dans le vide entre les étoiles, entre les mots.

Mais nous étions perdus
au fond du printemps dont les émeraudes viraient
au jaune laiton des clairons
au jaune, bleu et rouge de l’été qui advenait de loin.
Nous étions comme un couvercle et un vase qui traînent depuis longtemps,
qui traînent depuis de longues années éparpillés loin l’un de l’autre
par un accès hystérique de cruauté.
Et personne n’a soulevé le couvercle ni n’a soulevé le vase
pour les poser l’un sur l’autre
pour que le couvercle de nouveau couvre
le vase qui débordait sans cesse de son feu vivant.

Personne, par le coude de pitié n’effacera les obstacles posés de nouveau
entre l’homme et la femme,
murs, escaliers, villes, rues et gares, lointains,
papier, verre et l’indifférence de la vie qui roule
sur les champs de bataille et les cimetières.

Personne, durant des années, n’a uni la main de l’homme à celle de la femme
et ne les a laissés seuls sous les étoiles avec l’herbe et les feuilles de la nuit.
C’est seulement maintenant que les pommiers ont eu pitié dans leurs voiles défleurissantes,
s’approchant d’un pas, d’un petit pas plus près de nos mains et de nos visages.
Et comme la nuit continuait dans les étoiles,
les coqs éloignèrent l’aube
sur tes épaules et sur ton front.
Et à cause de toi la fauvette ne se résolvait pas
à annoncer le matin aux marguerites embuées.

Le silence de la nuit se prolongeait.
La distance de rosée se prolongeait entre nous et le monde lointain
qui se réveillait derrière la paroi des fôrets, les murs des villages et des villes.
Les chevaux de soleil grattaient dans le sable rose la pointe de l’aube.
La pluie seule est restée avec nous, qui se répandait jusqu’en un torrent mugissant et épais
pour la plus grande satisfaction des tiges et des grenouilles.
Seulement l’été, qui commençait dans les têtes des pivoines
promettait tant de joie à tant de gens.

Et il n’y avait personne pour empêcher le feu de brûler.
Et il n’y avait personne pour empêcher l’eau des larmes de couler
emportant de nos yeux ces années laides et lourdes,
l’obscurité, la poussière, les toiles d’araignée et l’angoisse
des jours sans soirs, des soirs sans nuits et des nuits sans jours.
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Jan Zahradníček (1905-1960), Communio
[Traduit par Paul Guillon et Klára Jelínková, ici]
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Kouas

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Mīng ī
1. Lumière blessée, faiblissante, entrant sous la terre
2. Lumière sortant de l’orient, bourgeonner, ī.
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TEXTE I
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Mīng-ī indique un progrès dont l’affermissement est difficile. (Termes divinatoires interpolés.) Profiter des difficultés pour se parfaire, être droit et juste.
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COMMENTAIRE I
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Mīng-ī est la lumière entrant sous la terre, brillante et docile. Cruellement traité (ī) et dans de grandes difficultés, c’est ce que fut Wen-Wang. — Dans de grandes difficultés et restant droit et ferme en son cœur, c’est ce que fut Khi-tze.
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SYMBOLISME
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Le soleil entre sous la terre (la nuit). Le sage, gouvernant les hommes, de l’obscurité même sait encore briller.
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TEXTE II
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1. La lumière faiblissante (le jour finissant) dans son vol abaisse ses ailes (descend sous terre). Le sage dans sa route sait jeûner plusieurs jours (plutôt que d’abandonner la voie droite) ; où qu’il aille, les grands parlent de lui.
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2. La lumière (dans sa route) est attaquée du côté gauche et repousse l’assaut avec la force et la rapidité du cheval. (Ou bien : elle se répand à gauche avec la force et la rapidité d’un cheval qui sauve son cavalier.)
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3. Elle va dans le sud et y fait prisonnier le grand chef (des ténèbres). Elle ne peut souffrir aucun mal.
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4. En allant du côté gauche, on s’associe à la pensée du principe lumineux, lorsqu’il sort de son palais (pour se répandre sur le monde).
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5. Khi-tze s’avance, la lumière l’emporte et triomphe définitivement. Ou bien : l’éclat répandu par Khi-tze est bienfaisant et assuré.
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6. Lorsque la lumière ne brille pas encore et que les ténèbres règnent, la lumière s’élève d’abord dans le ciel, se répand, puis s’incline vers la terre. [Elle éclaire les quatre plages et entre en terre perdant sa mesure. Marche du soleil et du jour. Com. II.]
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*
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Pi
1. Éclat, rayon, orner
2. Exercer, rendre fort.
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TEXTE I
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L’éclat, même développé, s’affermit peu généralement, quoi qu’on fasse. (La gloire, la fortune ne sont pas durables.)
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COMMENTAIRE I
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L’art et l’intelligence forment la beauté, l’éclat de l’homme. C’est d’après l’ordre du ciel que nous envisageons les changements des saisons. C’est d’après le beau humain que nous formons et perfectionnons le monde.
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TEXTE II
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1. On fortifie ses pieds, on les orne en quittant son char et allant à pied (par vertu). Com. Kang teh.
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2. (Autre exemple du mot.) Orner, arranger sa barbe, la mettre en ordre, la rendre belle et luisante. Image du bel arrangement, de la vertu.
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3. Ce qui est bien en ordre (pi) et bien disposé intérieurement aura un développement constamment heureux, ne subira aucun tort (pi).
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4. Belle, simple comme un griffon blanc, la jeune fille n’épousera pas un ravisseur, un brigand [mais restera sans tache. Com. II.]
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5. L’éclat (pi) qui orne le haut des montagnes et des collines est d’abord mince comme un rouleau de soie jaune (à l’aurore), mais il finit par répandre la lumière et la joie. (Peinture de l’aurore, d’un bonheur naissant.)
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6. Le rayon (pi) blanc est complet et parfait (n’excède en rien). [Il retourne à la racine de la lumière et est sans couleur spéciale. Com.] ; [c’est le terme suprême. Com. II.] (C’est la lumière fondamentale essentielle ; sans teinte ni nuance spéciale.)
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SYMBOLISME
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Le feu sous une montagne forme le koua. Le sage fait briller tous les principes, mais ne croit pas pouvoir trancher toutes les discussions.
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Tchōng
1. juste milieu, vertu, droiture, sincérité,
absence d’égoïsme, fidélité digne de confiance (fou).
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TEXTE I
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La droite sincérité inspire confiance et émeut jusqu’aux porcs et aux poissons, c’est une source de bonheur ; elle fera traverser les difficultés et mènera à une prospérité assurée.
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TEXTE II
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1. Une circonspection ferme est heureuse ; une conduite différente n’amènera pas de sujet de joie. [Si ces dispositions changent. Com. II.] Il faut une paix intérieure vigilante, autrement pas de joie.
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2. La grue appelle du lieu de sa retraite et ses petits lui répondent dans un même sentiment (de même le sentiment de concorde fait dire :) j’ai une coupe d’excellent vin, je veux la vider avec vous [d’un désir qui a sa racine au centre du cœur. Com. II]. Cela représente la concorde, deux oiseaux se répondant, deux hommes également.
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3. Si l’on reçoit un rival (un égal), tantôt on est excité (on bat le tambour), tantôt on est comme abattu ; tantôt on pleure, tantôt on rit (selon que l’on a à craindre ou non, qu’on triomphe ou non, et, en ce cas, le juste milieu ne peut plus être observé). On ne garde plus une attitude convenable à sa position. Com. II. Ayant perdu le tchōng, on n’est plus maître de soi ni de ses mouvements.
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4. La lune qui approche de sa plénitude (est au tchōng). Un cheval qui quitte ses compagnons (pour être employé à de plus nobles usages) n’a point de regret (et observe ainsi le milieu).
Note. Image de qui, avançant en dignité, s’approche davantage du prince, et de celui qui rompt avec ses égaux pour monter en rang et dignité. La figure du cheval est fréquemment employée. La monnaie du cheval signifie les honoraires du médecin. Le cheval conducteur est le précepteur du prince.
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5. Un attachement sincère et fidèle est sans repentir.
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6. Si le faisan rouge voulait s’élever dans le ciel, l’issue de cette tentative serait funeste. — Comment pourrait-il réussir ? Com. II. (Image de l’ambition excessive qui ne peut qu’échouer.)
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COMMENTAIRE I
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Juste milieu et sincérité. Douceur à l’intérieur, fermeté gardant le juste milieu ; satisfaisant tout le monde, condescendant, fidèle et droit, on améliorera le pays ; la confiance s’étendra jusqu’aux porcs et aux poissons, on traversera les difficultés comme un fleuve que l’on passe monté sur un vaste vaisseau de bois.
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Le milieu ferme donne l’avancement et l’achèvement, et fait correspondre aux vues du ciel.
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Yi-King
[Traduit par Charles de Harlez]
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Sons


Daniel Barenboim : La matière sonore est ce qui confère un certain caractère tragique à toute musique. Si l’on est vraiment capable de construire une phrase avec un son continu, de telle manière que chaque note suit la note précédente – chaque note commençant au niveau où la note précédente a fini, et finissant au niveau où commence la note suivante – on a déjà, par l’intermédiaire de cette matière sonore, un début de tension, quelque chose qui vous maintient entre ciel et terre, parce qu’autrement, rien ne retiendrait le son, ou si l’on préfère, le son tomberait par terre. Et de ce fait, sans aucune dynamique, avant même de commencer à jouer un morceau, il y a un début de tension dans le son que l’on ne trouve pas dans les mots.

Un autre point très important, à mon avis, est que si l’on étudie la musique au sens le plus profond du terme - l’interdépendance des notes, des harmonies, du rythme, et le rapport de tous ces éléments avec la vitesse ; si l’on considère la non-respectabilité intrinsèque de la musique, le fait qu’elle soit chaque fois différente parce qu’elle jaillit à des moments différents –, on apprend beaucoup de choses sur le monde, sur la nature, sur les êtres humains et les relations humaines. Et du coup, il s’agit, à bien des égards de la meilleure école pour la vie, vraiment. Et cependant, dans le même temps, c’est un moyen de fuir le monde. C’est avec cette dualité de la musique que nous aboutissons à un paradoxe. Comment est-il possible qu’un art qui vous apprend tant de choses sur le monde, la nature et l’univers, et, pour des gens religieux, sur Dieu – qu’un art qui soit si clairement capable de vous apprendre tant de choses puisse précisément servir en même temps à fuir ces choses ? Ce paradoxe des effets de la musique me fascine.

Chaque fois que nous parlons de musique, nous parlons de la manière dont elle nous affecte, et non de la musique elle-même. À cet égard, c’est comme Dieu. Nous ne pouvons pas parler de Dieu, ou de ce qu’on appelle par ce nom-là, nous pouvons seulement parler de notre réaction par rapport à une chose –certains savent que Dieu existe, et d’autres refusent d’admettre qu’Il existe –, mais nous ne savons pas parler de cette chose. Nous ne pouvons parler que de notre réaction par rapport à elle. De la même manière, je ne pense pas que l’on puisse parler de la musique. On ne peut parler que d’une réaction subjective par rapport à elle.

Edward W. Said : Il y a tout un type de discours dans l’histoire de la religion – qu’on appelle mysticisme, soufisme, ou autrement – selon lequel l’expérience religieuse est celle de l’ineffable, du non-dit, de l’inatteignable, de l’inaccessible. Ce discours existe probablement dans toutes les religions monothéistes, et, à certains degrés, dans certaines religions polythéistes. Il est très intéressant de remarquer que dans le cas de certains compositeurs – on pense à Messianen et, certainement, à Bach – il y a une tentative non pas tant d’approcher le divin que d’incarner le divin. Pensons au langage mystique – qu’on lise saint Jean de la Croix ou qu’on lise Ibn ‘Arabi, qui est un grand mystique arabe. Il y a là une conviction fantastiquement puissante qui me fascine, ces hommes nous communiquant, en effet, la parole de Dieu. Et ils ne diront pas : « Voilà, c’est à peu près cela. » Ils diront : « Non. C’est Dieu qui parle à travers moi. » Ainsi, je pense que c’est un phénomène encore plus puissant que ce dont nous avons discuté.

C’est tout à fait étrange, du moins pour moi, qui suis quelqu’un de totalement étranger à la religion. Je suis tout à fait laïque, à cet égard Mais je suis très attiré par les œuvres de ce genre, et pas seulement à cause de leur caractère religieux. C’est parce que je persiste à penser, dans le cas de Bach, dont les formes sont si rationalistes, si je puis dire, que la représentation du drame biblique dans une œuvre aussi riche et impressionnante que La Passion selon sait Matthieu peut être expliquée en disant : « Eh bien, il doit y avoir une loi rationnelle, bien réelle, qui permet de l’expliquer. » Mais l’œuvre semble toujours échapper à l’auditeur. Je pense que c’est ce qui fait son pouvoir de fascination. D’aucuns diront : « On ne peut que s’en approcher. » On a effectivement l’impression d'être parfois plus proche de l’œuvre, mais elle reste toujours aussi insaisissable.

D.S. : Je pense que cela a rapport avec le phénomène de l’harmonie. Dans la musique tonale, c’est plus facile à expliquer. J’ai éprouve des sentiments et des impressions similaires avec la musique atonale, mais avec la musique tonale, c’est beaucoup plus facile à expliquer. Prenons le début du deuxième mouvement du 5eme Concerto pour piano de Beethoven, avec ses violons et ses altos soutenus et ses pizzicati de violoncelle et de basses : il est très facile de comprendre, d’une certaine manière, pourquoi on peut y voir une certaine forme de divinité.

E.W.S. : Ou une sorte de sérénité ultime.

D.B.
: C’est l’impression d’harmonie que l’œuvre dégage – harmonie non seulement au sens musical, mais également au sens d’harmonie de pensée et d’harmonie des sentiments. Il y a de nombreuses façons de l’analyser. Il y a, bien sûr, d’une part la partie soutenue des violons et des altos qui parait avancer lentement, inexorablement, à la manière d’une marche. Cela donne une impression de grande sérénité. Mais il y a aussi les sons plus sourds, « pincés », des violoncelles et des doubles basses, qui donnent cette pulsation rythmique continue. On a l’impression que le monde entier est en harmonie : les sons soutenus et les sons pincés, le long et le court. Et il y a de la place pour que tout le monde coexiste de manière pacifique.

Je ne fais là, bien évidemment, que paraphraser l’œuvre. Mais toutes ces choses donnent le sentiment de ce que, je pense, les gens perçoivent comme étant la divinité, qui est un sentiment de sérénité, de tranquillité. Et puis, quand on en vient aux passages où il y a une grande tension harmonique avec du chromatisme en des accords non résolus, sans aller aussi loin que Tristan et Isolde - chez Beethoven, il y a un grand nombre d’accords de ce type, même s’il s’agit d’une seule note détonant ça et là -, pour de nombreux auditeurs, il y a aussi l’impression qu’il s’agit d’une protestation contre les diverses forces omniprésentes et toutes-puissantes qui existent au-dessus de nous… Je pense que la musique a la capacité de susciter de telles impressions.

D’une certaine manière, un morceau de musique, quelle que soit sa durée, peut immédiatement nous donner l’impression d’avoir vécu une vie entière, même s’il s’agit d’une courte valse de Chopin – telle la Valse Minute, qui ne dure qu’environ une minute et demie –, par le simple fait qu’il n’y avait pas de son, et que soudain, il y a eu du son… Et puis arrive la dernière note. Il y avait du son et, maintenant, il n’y en a plus, et parfois on se découvre soit naïf, soit poète, en constatant qu’on a vécu quelque chose qui a existé, et qui n’existe plus.


D. Barenboim et E.W. Said, Parallèles & Paradoxes (2002)
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Fugue


Vers 1740, s’il n’est pas tout à fait exact de dire que Bach abandonne la vie active pour la vie contemplative, il est incontestable qu’il abandonne autant que possible ses activités extramusicales et qu’il opère une sorte de retrait en lui-même. La grande période de création des cantates est terminée, et cela aussi est caractéristique. Il s’intéresse de plus en plus à ce que Schweitzer nomme « les œuvres théoriques ». Le goût pour la technique la plus rigoureuse, la plus mathématique, le goût du jeu le plus pur, du problème à résoudre, que l’on décelait déjà dans la deuxième partie de la Clavierübung, va s’accroître jusqu'à l’Art de la Fugue.
*
« Une dernière période s’ouvre alors, estime Dufourcq, à une date que l’on ne saurait fixer avec précision, tant sont nombreux et repartis dans le temps les symptômes qui la font pressentir. Le langage symbolique – avec quoi d’ailleurs il n’y a pas lieu de confondre la musique imitative, la musique descriptive – introduit dans toute œuvre un élément d’impureté. C’est la porte ouverte à la facilité, à la concession, à l’effet. Or, un art sera d’autant plus grand qu’il recherchera moins l’effet, d’autant plus fort qu’il éliminera tout ce qui pourrait preter à équivoque. Un art des sons est un art des lignes, et celui-ci doit se suffire à lui-même. De toutes les formes que Bach a traitées, il en aperçoit une qui plus que d’autres évite de s’encombrer de semblables détails : la fugue, qui demande tout à la pensée, mais qui laisse à la sensibilité sa place. Or la fugue est par excellence la construction de l’esprit, et à la rigueur latine ici trouve à chaque instant son emploi.
*
Le symboliste abandonne la partie, et surtout il abandonne ses contemporains. La position qu’il adopte, il y en a peu qui la comprennent. Après tout, ses émules, ses disciples ont-ils saisi l’angoissant combat qui s’est livré en lui ? Pourraient-ils comprendre l’apaisement en lequel désormais il se complait, et la lumière qui l’inonde ? Il se persuade en effet d’avoir trouvé la véritable voie. Se doute-t-il qu’il réédite – deux siècles plus tard – le programme de certains polyphonistes de la Renaissance ?
*
Dans l’Art de la Fugue, un égal et constant souci l’anime : celui d’extraire d’un simple thème de quelques notes les combinaisons linéaires les plus audacieuses, sans oublier pourtant que cette mathématique de l’esprit doit trouver un écho dans le cœur des hommes. D’œuvre en œuvre, dans les quinze dernières années de sa vie, le symboliste allemand, l’admirateur des Italiens, dépouillent le vieil homme. Il est lui, maintenant. Il érige des édifices où entrent pour autant la rythmique qu’il emprunte à ses ancêtres et l’ordre que les Latins lui ont légué. Et cette soif de la construction linéaire, l’artiste la doit aux expériences multiples que la destinée lui a réservées, aux problèmes qu’il s’est posés depuis sa jeunesse, aux combats qu’il n’appartient pas au géomètre sans âme. Elle échoit à l’architecte sensible, et au croyant qui n’a jamais désespéré en Dieu : Dieu, la beauté pure, le Créateur suprême. »
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L’Art de la Fugue, on le sait, n’a pas été achevé, Bach étant mort au cours de sa composition. Il avait commencé à le faire graver, mais chose qu’il faut noter, il ne semble pas s’être préoccupé d’une exécution possible, sa partition ne comprend aucune indication d’exécution ou même d’instrumentation.
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« Malgré, ou peut-être à cause de son caractère de trompeuse simplicité, le thème de l’Art de la Fugue constitue l’assise idéale au monumental édifice, estime Geiringer. Il est absolument régulier et symétrique dans sa construction ; renversé, ses principaux intervalles restent pratiquement inchangés. S’il est présenté en même temps que son renversement, le résultat est une composition satisfaisante à deux parties. En même temps que Bach présente son thème dans des rythmes toujours changeant et avec des variations mélodiques, il expose graduellement un manuel complet de composition fuguée. Chaque Contrapunctus (comme il nomme chaque variation pour insister sur leur caractère savant) donne une solution déterminée à un problème fondamental d’écriture fuguée. La composition s’ouvre par deux fugues qui présentent le thème en partie sous sa forme originale, en partie inversé. Elles sont suivies de contre-fugues et de strettes, traitant le thème non seulement par mouvement direct mais contraire, également en forme alternativement diminuée et augmentée. Bach illustre les possibilités des fugues avec deux et trois thèmes ; mais la puissante quadruple fugue qui devait former le sommet de l’œuvre ne dépasse pas la deux cent trente-neuvième mesure. Peu après que le compositeur – comme un artiste du Moyen Âge faisait son portrait dans un angle de tableau – ait inscrit son nom B-A-C-H dans l’œuvre, ce Contapunctus s’arrête brusquement ; il reste aux générations suivantes à affronter la tâche fascinante, quoique dangereuse, de deviner les intentions du maître.
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Le Contrapunctus le plus étourdissant de toute la série (bien que pas nécessairement le plus complexe) est la fugue-miroir à quatre parties. Ici toutes les voix font entendre le sujet rectus dans sa forme originale et puis encore une fois dans la forme inversus. Pour rendre l’exposition vraiment double, le soprano du rectus devient la basse de l’inversus, le contralto prend la place du ténor, le ténor celle de l’alto et la basse celle du soprano, il en résulte que toute la composition semble alors se tenir sur la tête.
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Ce caractère de jeu expérimental ne se retrouve pas dans la seconde fugue-miroir à trois voix. Ce contrapunctus-là est destiné à l’origine au clavier, mais il ne peut être exécuté que par deux exécutants car de trop grands intervalles séparent les parties pour être joué par dix doigts. La composition étant à trois voix, une des quatre mains des exécutant restait oisive, ce qui sembla un gaspillage au compositeur. Il y introduit donc une quatrième partie complètement indépendante de la construction très artistique de la fugue-miroir. Théoriquement, ce corps étranger, ajouté seulement pour des raisons pratiques, devrait détruire la pure construction du chef-d’œuvre contrapuntique, mais il en résulte une musique attrayante et facile à jouer, ce qui pour Bach était d’importance primordiale.
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La fugue de Bach remplit toutes le conditions que nous sommes accoutumés d’exiger seulement de compositions d’un style beaucoup moins sévère. Un thème d’un caractère élevé, dont il extrait en entier une mélodie principale continue et caractéristique, l’aisance, la clarté et la facilité dans la progression des parties, une inépuisable variété de modulations combinée avec une parfaite pureté de l’harmonie, l’exclusion de toute note hasardée et n’appartenant point nécessairement à l’ensemble, l’unité et la diversité dans le style, dans le rythme et la mesure, enfin une vie répandue à travers le tout avec une surabondance telle que l’auditeur ou l’exécutant semble parfois apercevoir dans chaque note un être animé : telles sont les qualités de la fugue de Bach, qualités qui excitent l’étonnement et l’admiration de tout juge sachant la masse d’énergie intellectuelle requise pour la production de pareil ouvrages.
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Ne doit-on pas un tribut spécial d’estime à une œuvre d’art comme celle-ci, où se trouve réuni tout ce qui d’autre part se rencontre séparé dans diverses compositions, selon leur destination respective ? Je dirais plus encore. Non seulement les fugues que Bach composa dans son age mûr ont en commun les qualités que j’ai mentionnées plus haut, mais elles sont douées chacune de différente manière. Chacune a son caractère propre, parfaitement défini et précis, duquel dépendent les tours harmoniques et mélodiques qui la complètent. Savons-nous une fugue de Bach et pouvons-nous l’exécuter couramment, nous sommes sûrs de n’en savoir qu’une et de n’en pouvoir exécuter qu’une, à la différence de ce qui nous arrive avec les fugues des autres compositeurs du temps de Bach ; de celles-ci nous pourrons jouer des in-folios dès que nous en aurons compris une seule et que nous nous la serons rendue familière.
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Grâce au contrepoint, il sut tirer d’un thème donné une série entière de mélodies diverses malgré leur ressemblance, et possédant toutes des formes et des dessins différents ; grâce au contrepoint, il se rendit si complètement maître de l’harmonie et de ses transpositions multiples qu’il pouvait renverser des morceaux entiers, note pour note, dans toutes les parties, sans altérer le moins du monde le cours de la mélodie ou de la pureté de l’harmonie ; grâce au contrepoint, il apprit à combiner à toutes sortes d’intervalles et dans les mouvements les plus divers des canons remplis d’artifices, et en même temps si faciles et si coulants qu’on ne pouvait rien découvrir de l’art déployé dans leur construction ; ils sonnaient même aussi naturellement que des compositions écrites en style libre.»
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« Peu de jours avant sa mort, nous fait part Anna-Magdalena Bach, il dicta un choral d’orgue à son gendre Altnikol. De cette pièce, toute intention descriptive parait absente. Elle reste d’une insensibilité hautaine. Pour épigraphe, nous lisons : « Je m’avance auprès de ton trône. » Déjà séparé des vivants, Bach chante, dans ce choral, la libération de son esprit, sa joie de quitter le monde sensible. Lorsqu’il s’adresse aux hommes, il leur parle un langage plein de figures, afin qu’ils comprennent sa prédication. Ici, en présence de Dieu, il n’a plus d’autre souci que de refléter les seules formes de l’intelligence. Il est arrivé à la manifestation suprême de sa doctrine, au fond de laquelle se mélangent, comme en un abrégé un peu confus de la théologie allemande, les pensées du vieil Eckhart de saint Bonaventure, et les enseignements d’un maître loué par Luther, Johann Tauler, dont il possédait les sermons, dans sa bibliothèque de cantor. »
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Edmond Buchet, J.-S. Bach (1968)
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Chant


Quand se révèle mon Bien-Aimé
Avec quel œil Le vois-tu ?
Avec Son œil, non le mien,
Car nul ne Le voit sauf Lui
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Ibn ‘Arabî, Le Chant de l’ardent désir (1202)
[Traduction de Sami-Ali]
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Martinets

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Écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa
source

et son élan –martinets –

se dépliant par d’immenses caresses, épousant
les pleins,

les creux et les failles du corps invisible des
vents.

Tant de tiges qui s’élancent, se plient et
se déplient, se

cassent sans se rompre, d’un même mouvoir
en lui-même enraciné,

mouvoir, telle une pensée lisible un instant sans
mot et

sans trace

coulé dans la pleine jouissance de son être indivis

tout un ciel d’afflux de sèves, de rumeurs
d’éclosion

ô certitude d’être ici sans reste exprimé dans son
faire !


Plongées et rejaillissement souples, toujours
légers,

infiniment légers,

torsades et dislocation tracées avec la même
assurance

fluide,

comme si le mouvement de la vie, sa trajectoire

incalculable se dépliaient

dans la substance même d’une infrangible unité –


Le gracieux don de batir ces hautes voûtes
éphémères

où résonne

mêlé aux brefs appels pointus le bonheur du
regard

d’habiter

ces traits qui volent et dessinent leurs arcs
innombrables

lumière sur lumière –


C’est la seule écriture que tu puisses lire
aujourd’hui

Comme si ta rétine et les neurones gris où
s’élaborent

et se dissolvent ces dessins purs d’un seul élan
tracés

(dans le bruissement discret de courants et de
chimies)

comme si les pins fins rameaux de ton souffle et
de ton

sang

tout ce que ton esprit croit comprendre et ignore,

les espaces et une pensée infiniment ouverts

étaient fondus dans le même déploiement

en cette musique où chaque note est un cœur

au rythme, harmoniques et timbre singuliers –


Lorand Gaspar, Patmos (2001)

Palingénésie


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I
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Là-dedans dans les Alpes, c’est nuit claire encore, et le nuage,
......Du joyeux le poème, il couvre au-dedans la vallée béante.
De-ci, de-là, gronde et renverse le souffle facétieux des cimes,
......Abrupt, à travers les pins, vers le bas scintille et s’évanouit un rayon.
Lentement se presse et lutte le Chaos frissonnant joyeusement,
......Jeune d’allure, mais fort, il fête la querelle amoureuse
Parmi les roches, il fermente et titube dans les éternelles limites,
......Car plus bachique s’étire au-dedans le matin qui se lève.
Car elle s’accroît là-bas plus infiniment, l’année, et les saintes
......Heures, les jours, ils sont plus audacieusement ordonnés, mêlés.
Car encore marque le temps l’oiseau de tempête, et entre
......Les cimes, haut dans l’air, séjourne-t-il et appelle le jour.
À l’instant aussi s’éveille et regarde là dans les profondeurs le village
......Sans crainte, familier des hauteurs, sous les pics s’élevant.
Pressentant la croissance, car déjà, tel l’éclair, versent les antiques
......Sources, le sol sous les cataractes fume,
L’écho résonne alentour, et l’immense atelier
......Active jour et nuit, dispensant les dons, le bras.
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II
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Paisibles scintillent alors les hauteurs argentées par-dessus,
......Emplie de roses est déjà, là-haut, la neige lumineuse.
Et encore plus haut s’élevant habite au-dessus de la lumière le pur
......Dieu bienheureux réjoui par le jeu des rayons sacrés.
Calme habite-t-il seul, et claire apparaît sa face,
......L’azuréen paraît enclin à donner la vie,
À créer la joie, avec nous, comme souvent, quand, au fait de la mesure,
......Au fait des respirants aussi, hésitant et indulgent, le dieu,
C’est un bonheur bienvenu aux villes et aux foyers, et les douces
......Pluies, pour ouvrir le pays, les nuages couvants, et vous,
Souffles très familiers ensuite, vous, tendre printemps, qu’il dispense,
......Et d’une main légère réjouissant de nouveau les affligés,
Quand il rénove les temps, le créatif, les calmes
......Cœurs des humains vieillissants qu’il rafraîchit et ressaisit,
Et là-bas dans les profondeurs il œuvre, et ouvre et éclaircit,
......Comme il aime, et à l’instant de nouveau une vie commence,
La grâce fleurit, comme jadis, et vient l’esprit présent,
......Et un joyeux courage de nouveau soulève les ailes.
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III
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Beaucoup lui ai-je parlé, car, ce qu’aussi les poètes songent
......Ou chantent, cela s’adresse surtout aux anges et à lui ;
Beaucoup ai-je prié, pour l’amour de la patrie, de peur
......Qu’un jour, importun, soudain nous atteigne l’esprit ;
Beaucoup pour vous aussi, qui dans la patrie êtes soucieux,
......À qui la sainte gratitude en souriant ramène les fugitifs,
Gens du pays ! pour vous, néanmoins me berçait le lac,
......Et le rameur s’asseyait paisiblement et louait la traversée.
Loin dans le plain du lac était une la houle de joie
......Sous les voiles, et à l’instant fleurit et s’éclaire la ville
Là-bas dans l’aube, depuis les Alpes ombreuses
......Bien piloté vient et repose maintenant au port le bateau.
Chaude est la rive ici, et les vallées amicalement ouvertes,
......Joliment éclairées par les sentiers, verdoient et brillent pour moi.
Les jardins se tiennent assemblés et les bourgeons scintillants s’ouvrent déjà,
......Et le chant de l’oiseau y invite l’émigrant.
Tout semble familier, le salut échangé au passage aussi
......Semble venir d’amis, chaque visage semble apparenté.
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IV
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Certes oui ! c’est le pays natal, le sol de chez nous,
......Ce que tu cherches, il est proche, te rencontre déjà.
Et non sans raison se tient tel un fils, là où ceinte d’une houle murmurante
......Est l’entrée, et voit et cherche pour toi des noms aimants,
Avec le chant, un homme migrateur, bienheureuse Lindau !
......Une des portes accueillantes du pays est-elle,
Provoquant à aller au dehors par les lointains pleins de promesses,
......Là-bas, où sont les merveilles, là-bas, où le fauve divin
Des hauteurs descend dans la plaine, le Rhin qui se fraie une voie audacieuse
......Et tire des rochers la vallée exultante,
Là-dedans, à travers le clair massif, émigrant vers Côme,
......Ou descendant, comme le jour émigre, par le lac ouvert ;
Mais plus provoquante es-tu pour moi, porte consacrée !
......À aller chez nous, où me sont connus les chemins fleuris,
À visiter là-bas le pays et les belles vallées du Neckar,
......Et les forêts, le vert des arbres sacrés, où volontiers
Le chêne s’assemble avec les calmes bouleaux et les hêtres,
......Et dans les monts un lieu amicalement me retient captif.
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V
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Là-bas me reçoivent-ils. Ô voix de la cité, de la mère !
......Ô tu atteins, tu remues en moi de l’appris dès longtemps !
Pourtant sont-ils encore ! encore fleurissent le soleil et la joie pour vous
......Ô bien-aimés ! et presque plus clairs dans les yeux qu’autrefois.
Oui ! l’ancien est-il encore ! Il pousse et mûrit, cependant rien,
......De ce qui vit et aime là, ne laisse la fidélité à l’abandon.
Mais le meilleur, l’objet trouvé, qui sous l’arche sacrée
......De la paix repose, il est réservé aux jeunes et aux anciens.
Follement ai-je parlé. C’est la joie. Pourtant demain et désormais,
......Quand nous irons et regarderons dehors le champ vivant
Sous les fleurs de l’arbre, aux jours de fête du printemps,
......Je parlerai et espérerai beaucoup avec vous, mes amis ! de cela.
Beaucoup ai-je entendu du Père suprême, et j’ai
......Longtemps gardé le silence sur lui qui rafraîchit le temps migrateur
Là-haut dans les sommets, et règne sur les massifs,
......Qui nous accordera bientôt les dons célestes et appellera
Un chant plus clair et enverra beaucoup d’esprits bienfaisants. Ô, ne tardez pas !
......Venez, vous qui maintenez ! Anges de l’année ! et vous
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VI
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Anges du foyer, venez ! qu’entre toutes les artères de la vie,
......Toutes en joie à la fois, se partage le céleste !
Ennoblisse ! rajeunisse ! de peur que le bonheur humain, de peur
......Qu’une heure du jour sans les Heureux, et de même
Cette joie, comme à l’instant, quand les amants de nouveau se trouvent,
......Comme il l’entend, ne soient convenablement sanctifiés.
Quand nous bénissons le repas, qui m’est il permis de nommer, et quand nous
......Nous reposons de l’animation du jour, dites, comment exprimerai-je la gratitude ?
Nommerai-je le Très-Haut pour autant ? l’inconvenant, un dieu ne l’aime pas,
......Pour le saisir est presque trop petite notre joie.
Silencieux devons-nous être souvent ; il manque les noms sacrés,
......Les cœurs battent et pourtant demeure la parole à l’abandon ?
Mais un luth prête à chaque heure la tonalité,
......Et réjouit peut-être les Célestes, lesquels s’approchent.
Cela prépare et ainsi est de même le souci presque
......Déjà apaisé, qui vint sous le joyeux.
Des soucis, tels ceux-là, doit, volontiers ou non, en l’âme
......Les supporter un poète et souvent, mais les autres non.
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Hölderlin, Retour au pays
[Version de Patick Guillot, ici]
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Schibbolets

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Tenebrae
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Proche nous sommes, seigneur,

Proche et saisissable. Déjà saisi, seigneur,
Agrippés l'un à l'autre, comme si
Le corps de chacun d'entre nous
Était ton corps, seigneur. Prie, seigneur,
Prie-nous,
Nous sommes proche. Déformés nous sommes allés,
Nous sommes allés, pour nous baisser
Vers l'auge et les trous.
Vers l'abreuvoir nous sommes allés, seigneur.
C'était du sang, c'était ce que tu avais

Fait couler, seigneur. Cela brillait.
Cela nous jetait ton image dans les yeux, seigneur. Nous avons bu, seigneur.
Le sang et l'image, qui était dans le sang, seigneur. Prie, seigneur.
Nous sommes proche.
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Corona
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Du dedans de la main, l’automne dévore sa feuille : nous sommes amis
Nous libérons le temps de la coquille de noix
Et nous lui apprenons à marcher
Le temps retourne vers sa coquille
Dans le miroir c’est dimanche
Dans le rêve nous dormons
La bouche parle vérité
Mon regard descend vers le sexe de l’aimée
Nous regardons
Nous nous parlons des ténèbres
Nous nous aimons comme pavot et mémoire
Nous dormons comme vin dans les coquillages
Comme mer dans les rayons de sang de la lune
Nous nous tenons enlacés prés de la fenêtre
Ils nous dévisagent de la rue
Il est grand temps que l’on sache
Il est grand temps que la pierre s’habitue à fleurir
Que le non-repos batte au cœur
Il est temps que le temps soit
Il est temps
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Paul Celan
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[source Esprits nomades, ici]
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Sénevé

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I
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Au commencement, au-delà du sens, est le Verbe.
Ô le Trésor si riche où commencement fait naître le commencement !
Ô le coeur du Père d'où à grand-joie sans trêve flue le Verbe !
Et pourtant ce sein-là en lui garde le Verbe.
C'est vrai.
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II
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Des deux un fleuve, d'Amour le feu, des deux le lien aux deux commun,
Coule le Très-suave Esprit à mesure très égale, inséparable.
Les Trois sont Un.
Quoi ? Le sais-tu ? Non.
Lui seul sait ce qu'Il est.
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III
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Des Trois la boucle est profonde et terrible,
Ce contour-là jamais ne saisira:
Là règne un fond sans fond.
Échec et mat temps, formes et lieu !
L'anneau merveilleux est jaillissement,
Son point reste immobile.
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IV
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Ce point est la montagne
qu'il faut gravir sans agir.
Comprenne qui le peut !
Ainsi la voie te conduit-elle à l'admirable Désert
qui se déploie sans limite au large comme au loin,
hors de l'espace et du temps.
Il se génère en Lui-même
dans la perfection de Son seul Être.
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V
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Ce désert est le Bien, par aucun pied foulé, le sens créé jamais n'y est allé :
Cela est ; mais personne ne sait quoi.
C'est ici et c'est là, c'est loin et c'est près, c'est profond et c'est haut,
C'est donc ainsi que ce n'est ça ni ci.
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VI
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C'est lumière, c'est clarté c'est la ténèbre,
C'est innommé, c'est ignoré, libéré du début ainsi que la fin.
Cela gît paisiblement, tout nu, sans vêtement.
Qui connaît sa maison, ah ! qu'il en sorte !
Et nous dise sa forme.
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VII
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Deviens tel un enfant, rends-toi sourd et aveugle !
Tout ton être doit devenir néant,
Dépasse ton être et tout néant !
Laisse le lieu, laisse le temps et les images également !
Si tu vas par aucune voie sur le sentier étroit,
Tu parviendras jusqu'à l'empreinte du désert.
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VIII
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Ô mon âme! Sors! Dieu entre !
Sombre tout mon être en Dieu qui est non-être,
Sombre en ce fleuve sans fond !
Si je te fuis, Tu viens à moi.
Si je me perds, Toi, je Te trouve,
Ô Bien surressentiel !
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Maître Eckhart (1260-1327),
Granum Sinapis
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