Aube
le fait que tu en sois ivre
ses ancrages ses errements
nuance lunaire à moduler
toute relation connaissante
ta nomadité chronique l’effaçant
ne subsistera ni objet
ni en deçà ni au-delà sauf l’aube
face aux yeux morts du récitant
..
la séance à reprendre à son début
et toute sa généalogie dévoyée
sans énumérer les rues sans
les relier à la nuit attendue
et avant que n’arrive la Ponctuelle
ferme les yeux avant
pour le jaillissement du miracle
de mots lunaires
dans ces fragments
Signe
Abyssal
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Neige

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Jardin

Quasar

délire
à nos regards qui jamais n’écoutent peut-être fascinent
le frisson des lis morts et des fièvres – cambri
chaux du sang – je pose sur ton visage une aube jaune
j’ensoleille les crimes du printemps
et les villes rôdeuses mordant le vent
dont le sabot blanc viole toute lune née d’avril
le corps à corps minute l’abîme où se cache la femme
verte – et nous ?
affolés affolants – lorsque nos mains vides
extirpent la plage exiguë de nos poitrines
sa gueule trempée vaccine un délire d’hirondelles
et pas à pas nos faces objectent et suppriment
les cuivres de guêpes et les frissons – depuis
ce printemps est une fondrière
les clous et les plinthes me font face
mais je la contemple sur le poing serré du temps
et ses seins roulent éblouissants contre ma face –
un poème
sans que j’aille à la ligne
sans que j’aboie
myriade nuptiale de fourmis blanches
fracassant les flagrants soldes d’éclipses rares
peau neuve – et ciel nos dents
qui chantent d’onces de siècles abîmés
contre le front du chien volant – salut vermine
vertu vermeille – et dansons
sur la crête d’étoiles mal chantées – c’est
me faire matin-tourterelle
cette bouche de khôl et de fer blanc – non
plus dire – croître mêlasse agrée de mes torsions
à tes hanches d’olivier –
nous sommes des cages cadenassées – des fumées – où
les rivières jettent des sacs de soleil
..
Gestes

gestes de la vie ignorée
de la vie
de la vie impulsive
et heureuse à dilapider
de la vie saccadée, spasmodique, érectile
de la vie à la diable, de la vie n’importe comment
Gestes du défi et de la riposte
et de l’évasion hors des goulots d’étranglement
Gestes du dépassement
du dépassement
surtout du dépassement
Gestes qu’on sent, mais qu’on ne peut identifier
(pré-gestes en soi, beaucoup plus grands que le geste visible
et pratique qui va suivre)
Emmêlements
attaques qui ressemblent à des plongeons
nages qui ressemblent à des fouilles
bras qui ressemblent à des trompes
Allegresse de la vie motrice
qui tue la méditation du mal
on ne sait à quel règne appartient
l’ensorcelante fournée qui sort en bondissant
animal ou homme
immédiat, sans pause
déjà reparti
déjà vient le suivant
instantané
comme en des milliers et des milliers de secondes
une lente journée s’accomplit
La solitude fait des gammes
le désert les multiplie
arabesques indéfiniment réitérées
Henri Michaux, Mouvements (extrait), 1951
Dédicace

Tu as, en moi, suscité le noble besoin
D'aller loin voir le monde au profond de son âme ;
Avec ta main me tient une confiance aussi,
Qui me garde sans crainte à travers les tourmentes.
Par des pressentiments tu as instruit l'enfant,
Parcouru avec lui des régions fabuleuses ;
Modèle pur de l'exquise féminité,
Comme tu l'exaltas, son cœur adolescent !
Qui y aurait-il pour m'attacher au joug terrestre ?
Ne sont-ils pas à jamais tiens, mon cœur, ma vie ?
N'ai-je pas ton amour, ici, qui me protège ?
C'est pour toi que je puis me vouer au bel art
Puisque tu veux, ma bien-aimée, être la Muse,
Le doux gardien et l'esprit de ma poésie.
Éternelle ici-bas dans ses métamorphoses
La puissance secrète du Chant nous salue ;
Tandis qu'ici, sur nous, ruisselle sa jeunesse,
Là c'est sa sainte paix qui vient bénir la terre.
La lumière c'est elle, en nos yeux épanchée,
Qui, pour chacun des arts, éclaire en nous le sens ;
Elle qui donne au cœur joyeux, à l'âme lasse
Son ivresse miraculeuse à savourer.
C'est la vie à son sein somptueux que j'ai bue ;
Et tout ce que je suis, ce ne fut que par elle
Qui a donné son port à mon visage heureux.
Encore en moi dormait le plus haut de l'esprit
Quand je la vis, sur moi, descendre comme un Ange ;
Et j'ai pris, à l'éveil, dans ses bras, mon envol.
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Novalis (1772-1801), Henri d'Ofterdingen
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Averse

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3
Comme un titan avec ses pattes
Paradis – oh, nul b-a-ba,
Comment ? C’était à n’y rien comprendre :
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Marina Tsvetaeva (1894-1941), Le poème de la montagne
Élégie

Faiseurs de signes, rien de plus.
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Ermite

papillotent dans les arbres.
Le rameau de la vie
intérieur a forci.
Les racines de la beauté cachée
boivent longuement aux eaux de l’âme.
Réconciliée et condensée scintille
la tristesse de la solitude, le fruit du désir,
la maison blanche du renoncement
avec ses murs de givre là haut.
Le fouet de l’hiver et ses nœuds d’étoiles dans les ténèbres
me force à entrer.
.
(1936)
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Les collines sont chauves,
la neige brûle.
Dans le ciel se pourchassent
comme des putois les étoiles jaillissantes.
L’ombre se serre contre la maison,
gémit en cachette.
Les lèvres des vergers et des jardins
bleuissent.
Nuit glaciale, claire,
nuit des rois.
Qui le peux, lis, étonné,
les paroles ardentes.
(1955)
Bohuslav Reynek (1892-1971), Conférence
[Traduit par Paul Guillon et Klára Jelínková, ici]
Communio

La même brise soufflait
entre l’heure matinale et l’heure du soir.
Le dénouement des liserons au soleil et aux tiges là, dehors,
se répétait en gémissant dans les vrilles des doigts
qui cherchaient le soleil là, à l’intérieur,
tandis que les campanules blanches se renversaient
d’un bonheur trop grand de la lumière.
C’était le mois de mai et ça grondait de l’approche de la Pentecôte.
Les nuages lourds de pluie craquaient aux coutures des éclairs.
Les fôrets fumaient et les pivoines se dépêchaient
de s’embraser sur le sein de l’été,
de s’embraser sur le sein des autels et il n’y avait
qui que ce soit pour courir avec elles
avant que ne roule jusqu’ici la crainte creuse des menaces
qui grondent dans le vide entre les étoiles, entre les mots.
Mais nous étions perdus
au fond du printemps dont les émeraudes viraient
au jaune laiton des clairons
au jaune, bleu et rouge de l’été qui advenait de loin.
Nous étions comme un couvercle et un vase qui traînent depuis longtemps,
qui traînent depuis de longues années éparpillés loin l’un de l’autre
par un accès hystérique de cruauté.
Et personne n’a soulevé le couvercle ni n’a soulevé le vase
pour les poser l’un sur l’autre
pour que le couvercle de nouveau couvre
le vase qui débordait sans cesse de son feu vivant.
Personne, par le coude de pitié n’effacera les obstacles posés de nouveau
entre l’homme et la femme,
murs, escaliers, villes, rues et gares, lointains,
papier, verre et l’indifférence de la vie qui roule
sur les champs de bataille et les cimetières.
Personne, durant des années, n’a uni la main de l’homme à celle de la femme
et ne les a laissés seuls sous les étoiles avec l’herbe et les feuilles de la nuit.
C’est seulement maintenant que les pommiers ont eu pitié dans leurs voiles défleurissantes,
s’approchant d’un pas, d’un petit pas plus près de nos mains et de nos visages.
Et comme la nuit continuait dans les étoiles,
les coqs éloignèrent l’aube
sur tes épaules et sur ton front.
Et à cause de toi la fauvette ne se résolvait pas
à annoncer le matin aux marguerites embuées.
Le silence de la nuit se prolongeait.
La distance de rosée se prolongeait entre nous et le monde lointain
qui se réveillait derrière la paroi des fôrets, les murs des villages et des villes.
Les chevaux de soleil grattaient dans le sable rose la pointe de l’aube.
La pluie seule est restée avec nous, qui se répandait jusqu’en un torrent mugissant et épais
pour la plus grande satisfaction des tiges et des grenouilles.
Seulement l’été, qui commençait dans les têtes des pivoines
promettait tant de joie à tant de gens.
Et il n’y avait personne pour empêcher le feu de brûler.
Et il n’y avait personne pour empêcher l’eau des larmes de couler
emportant de nos yeux ces années laides et lourdes,
l’obscurité, la poussière, les toiles d’araignée et l’angoisse
des jours sans soirs, des soirs sans nuits et des nuits sans jours.
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Jan Zahradníček (1905-1960), Communio
[Traduit par Paul Guillon et Klára Jelínková, ici]
Kouas

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Note. Image de qui, avançant en dignité, s’approche davantage du prince, et de celui qui rompt avec ses égaux pour monter en rang et dignité. La figure du cheval est fréquemment employée. La monnaie du cheval signifie les honoraires du médecin. Le cheval conducteur est le précepteur du prince.
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Sons

Un autre point très important, à mon avis, est que si l’on étudie la musique au sens le plus profond du terme - l’interdépendance des notes, des harmonies, du rythme, et le rapport de tous ces éléments avec la vitesse ; si l’on considère la non-respectabilité intrinsèque de la musique, le fait qu’elle soit chaque fois différente parce qu’elle jaillit à des moments différents –, on apprend beaucoup de choses sur le monde, sur la nature, sur les êtres humains et les relations humaines. Et du coup, il s’agit, à bien des égards de la meilleure école pour la vie, vraiment. Et cependant, dans le même temps, c’est un moyen de fuir le monde. C’est avec cette dualité de la musique que nous aboutissons à un paradoxe. Comment est-il possible qu’un art qui vous apprend tant de choses sur le monde, la nature et l’univers, et, pour des gens religieux, sur Dieu – qu’un art qui soit si clairement capable de vous apprendre tant de choses puisse précisément servir en même temps à fuir ces choses ? Ce paradoxe des effets de la musique me fascine.
Chaque fois que nous parlons de musique, nous parlons de la manière dont elle nous affecte, et non de la musique elle-même. À cet égard, c’est comme Dieu. Nous ne pouvons pas parler de Dieu, ou de ce qu’on appelle par ce nom-là, nous pouvons seulement parler de notre réaction par rapport à une chose –certains savent que Dieu existe, et d’autres refusent d’admettre qu’Il existe –, mais nous ne savons pas parler de cette chose. Nous ne pouvons parler que de notre réaction par rapport à elle. De la même manière, je ne pense pas que l’on puisse parler de la musique. On ne peut parler que d’une réaction subjective par rapport à elle.
Edward W. Said : Il y a tout un type de discours dans l’histoire de la religion – qu’on appelle mysticisme, soufisme, ou autrement – selon lequel l’expérience religieuse est celle de l’ineffable, du non-dit, de l’inatteignable, de l’inaccessible. Ce discours existe probablement dans toutes les religions monothéistes, et, à certains degrés, dans certaines religions polythéistes. Il est très intéressant de remarquer que dans le cas de certains compositeurs – on pense à Messianen et, certainement, à Bach – il y a une tentative non pas tant d’approcher le divin que d’incarner le divin. Pensons au langage mystique – qu’on lise saint Jean de la Croix ou qu’on lise Ibn ‘Arabi, qui est un grand mystique arabe. Il y a là une conviction fantastiquement puissante qui me fascine, ces hommes nous communiquant, en effet, la parole de Dieu. Et ils ne diront pas : « Voilà, c’est à peu près cela. » Ils diront : « Non. C’est Dieu qui parle à travers moi. » Ainsi, je pense que c’est un phénomène encore plus puissant que ce dont nous avons discuté.
C’est tout à fait étrange, du moins pour moi, qui suis quelqu’un de totalement étranger à la religion. Je suis tout à fait laïque, à cet égard Mais je suis très attiré par les œuvres de ce genre, et pas seulement à cause de leur caractère religieux. C’est parce que je persiste à penser, dans le cas de Bach, dont les formes sont si rationalistes, si je puis dire, que la représentation du drame biblique dans une œuvre aussi riche et impressionnante que La Passion selon sait Matthieu peut être expliquée en disant : « Eh bien, il doit y avoir une loi rationnelle, bien réelle, qui permet de l’expliquer. » Mais l’œuvre semble toujours échapper à l’auditeur. Je pense que c’est ce qui fait son pouvoir de fascination. D’aucuns diront : « On ne peut que s’en approcher. » On a effectivement l’impression d'être parfois plus proche de l’œuvre, mais elle reste toujours aussi insaisissable.
D.S. : Je pense que cela a rapport avec le phénomène de l’harmonie. Dans la musique tonale, c’est plus facile à expliquer. J’ai éprouve des sentiments et des impressions similaires avec la musique atonale, mais avec la musique tonale, c’est beaucoup plus facile à expliquer. Prenons le début du deuxième mouvement du 5eme Concerto pour piano de Beethoven, avec ses violons et ses altos soutenus et ses pizzicati de violoncelle et de basses : il est très facile de comprendre, d’une certaine manière, pourquoi on peut y voir une certaine forme de divinité.
E.W.S. : Ou une sorte de sérénité ultime.
D.B. : C’est l’impression d’harmonie que l’œuvre dégage – harmonie non seulement au sens musical, mais également au sens d’harmonie de pensée et d’harmonie des sentiments. Il y a de nombreuses façons de l’analyser. Il y a, bien sûr, d’une part la partie soutenue des violons et des altos qui parait avancer lentement, inexorablement, à la manière d’une marche. Cela donne une impression de grande sérénité. Mais il y a aussi les sons plus sourds, « pincés », des violoncelles et des doubles basses, qui donnent cette pulsation rythmique continue. On a l’impression que le monde entier est en harmonie : les sons soutenus et les sons pincés, le long et le court. Et il y a de la place pour que tout le monde coexiste de manière pacifique.
Je ne fais là, bien évidemment, que paraphraser l’œuvre. Mais toutes ces choses donnent le sentiment de ce que, je pense, les gens perçoivent comme étant la divinité, qui est un sentiment de sérénité, de tranquillité. Et puis, quand on en vient aux passages où il y a une grande tension harmonique avec du chromatisme en des accords non résolus, sans aller aussi loin que Tristan et Isolde - chez Beethoven, il y a un grand nombre d’accords de ce type, même s’il s’agit d’une seule note détonant ça et là -, pour de nombreux auditeurs, il y a aussi l’impression qu’il s’agit d’une protestation contre les diverses forces omniprésentes et toutes-puissantes qui existent au-dessus de nous… Je pense que la musique a la capacité de susciter de telles impressions.
D’une certaine manière, un morceau de musique, quelle que soit sa durée, peut immédiatement nous donner l’impression d’avoir vécu une vie entière, même s’il s’agit d’une courte valse de Chopin – telle la Valse Minute, qui ne dure qu’environ une minute et demie –, par le simple fait qu’il n’y avait pas de son, et que soudain, il y a eu du son… Et puis arrive la dernière note. Il y avait du son et, maintenant, il n’y en a plus, et parfois on se découvre soit naïf, soit poète, en constatant qu’on a vécu quelque chose qui a existé, et qui n’existe plus.
D. Barenboim et E.W. Said, Parallèles & Paradoxes (2002)
Fugue

*
« Une dernière période s’ouvre alors, estime Dufourcq, à une date que l’on ne saurait fixer avec précision, tant sont nombreux et repartis dans le temps les symptômes qui la font pressentir. Le langage symbolique – avec quoi d’ailleurs il n’y a pas lieu de confondre la musique imitative, la musique descriptive – introduit dans toute œuvre un élément d’impureté. C’est la porte ouverte à la facilité, à la concession, à l’effet. Or, un art sera d’autant plus grand qu’il recherchera moins l’effet, d’autant plus fort qu’il éliminera tout ce qui pourrait preter à équivoque. Un art des sons est un art des lignes, et celui-ci doit se suffire à lui-même. De toutes les formes que Bach a traitées, il en aperçoit une qui plus que d’autres évite de s’encombrer de semblables détails : la fugue, qui demande tout à la pensée, mais qui laisse à la sensibilité sa place. Or la fugue est par excellence la construction de l’esprit, et à la rigueur latine ici trouve à chaque instant son emploi.
*
Le symboliste abandonne la partie, et surtout il abandonne ses contemporains. La position qu’il adopte, il y en a peu qui la comprennent. Après tout, ses émules, ses disciples ont-ils saisi l’angoissant combat qui s’est livré en lui ? Pourraient-ils comprendre l’apaisement en lequel désormais il se complait, et la lumière qui l’inonde ? Il se persuade en effet d’avoir trouvé la véritable voie. Se doute-t-il qu’il réédite – deux siècles plus tard – le programme de certains polyphonistes de la Renaissance ?
*
Dans l’Art de la Fugue, un égal et constant souci l’anime : celui d’extraire d’un simple thème de quelques notes les combinaisons linéaires les plus audacieuses, sans oublier pourtant que cette mathématique de l’esprit doit trouver un écho dans le cœur des hommes. D’œuvre en œuvre, dans les quinze dernières années de sa vie, le symboliste allemand, l’admirateur des Italiens, dépouillent le vieil homme. Il est lui, maintenant. Il érige des édifices où entrent pour autant la rythmique qu’il emprunte à ses ancêtres et l’ordre que les Latins lui ont légué. Et cette soif de la construction linéaire, l’artiste la doit aux expériences multiples que la destinée lui a réservées, aux problèmes qu’il s’est posés depuis sa jeunesse, aux combats qu’il n’appartient pas au géomètre sans âme. Elle échoit à l’architecte sensible, et au croyant qui n’a jamais désespéré en Dieu : Dieu, la beauté pure, le Créateur suprême. »
*
L’Art de la Fugue, on le sait, n’a pas été achevé, Bach étant mort au cours de sa composition. Il avait commencé à le faire graver, mais chose qu’il faut noter, il ne semble pas s’être préoccupé d’une exécution possible, sa partition ne comprend aucune indication d’exécution ou même d’instrumentation.
*
« Malgré, ou peut-être à cause de son caractère de trompeuse simplicité, le thème de l’Art de la Fugue constitue l’assise idéale au monumental édifice, estime Geiringer. Il est absolument régulier et symétrique dans sa construction ; renversé, ses principaux intervalles restent pratiquement inchangés. S’il est présenté en même temps que son renversement, le résultat est une composition satisfaisante à deux parties. En même temps que Bach présente son thème dans des rythmes toujours changeant et avec des variations mélodiques, il expose graduellement un manuel complet de composition fuguée. Chaque Contrapunctus (comme il nomme chaque variation pour insister sur leur caractère savant) donne une solution déterminée à un problème fondamental d’écriture fuguée. La composition s’ouvre par deux fugues qui présentent le thème en partie sous sa forme originale, en partie inversé. Elles sont suivies de contre-fugues et de strettes, traitant le thème non seulement par mouvement direct mais contraire, également en forme alternativement diminuée et augmentée. Bach illustre les possibilités des fugues avec deux et trois thèmes ; mais la puissante quadruple fugue qui devait former le sommet de l’œuvre ne dépasse pas la deux cent trente-neuvième mesure. Peu après que le compositeur – comme un artiste du Moyen Âge faisait son portrait dans un angle de tableau – ait inscrit son nom B-A-C-H dans l’œuvre, ce Contapunctus s’arrête brusquement ; il reste aux générations suivantes à affronter la tâche fascinante, quoique dangereuse, de deviner les intentions du maître.
*
Le Contrapunctus le plus étourdissant de toute la série (bien que pas nécessairement le plus complexe) est la fugue-miroir à quatre parties. Ici toutes les voix font entendre le sujet rectus dans sa forme originale et puis encore une fois dans la forme inversus. Pour rendre l’exposition vraiment double, le soprano du rectus devient la basse de l’inversus, le contralto prend la place du ténor, le ténor celle de l’alto et la basse celle du soprano, il en résulte que toute la composition semble alors se tenir sur la tête.
*
Ce caractère de jeu expérimental ne se retrouve pas dans la seconde fugue-miroir à trois voix. Ce contrapunctus-là est destiné à l’origine au clavier, mais il ne peut être exécuté que par deux exécutants car de trop grands intervalles séparent les parties pour être joué par dix doigts. La composition étant à trois voix, une des quatre mains des exécutant restait oisive, ce qui sembla un gaspillage au compositeur. Il y introduit donc une quatrième partie complètement indépendante de la construction très artistique de la fugue-miroir. Théoriquement, ce corps étranger, ajouté seulement pour des raisons pratiques, devrait détruire la pure construction du chef-d’œuvre contrapuntique, mais il en résulte une musique attrayante et facile à jouer, ce qui pour Bach était d’importance primordiale.
*
La fugue de Bach remplit toutes le conditions que nous sommes accoutumés d’exiger seulement de compositions d’un style beaucoup moins sévère. Un thème d’un caractère élevé, dont il extrait en entier une mélodie principale continue et caractéristique, l’aisance, la clarté et la facilité dans la progression des parties, une inépuisable variété de modulations combinée avec une parfaite pureté de l’harmonie, l’exclusion de toute note hasardée et n’appartenant point nécessairement à l’ensemble, l’unité et la diversité dans le style, dans le rythme et la mesure, enfin une vie répandue à travers le tout avec une surabondance telle que l’auditeur ou l’exécutant semble parfois apercevoir dans chaque note un être animé : telles sont les qualités de la fugue de Bach, qualités qui excitent l’étonnement et l’admiration de tout juge sachant la masse d’énergie intellectuelle requise pour la production de pareil ouvrages.
*
Ne doit-on pas un tribut spécial d’estime à une œuvre d’art comme celle-ci, où se trouve réuni tout ce qui d’autre part se rencontre séparé dans diverses compositions, selon leur destination respective ? Je dirais plus encore. Non seulement les fugues que Bach composa dans son age mûr ont en commun les qualités que j’ai mentionnées plus haut, mais elles sont douées chacune de différente manière. Chacune a son caractère propre, parfaitement défini et précis, duquel dépendent les tours harmoniques et mélodiques qui la complètent. Savons-nous une fugue de Bach et pouvons-nous l’exécuter couramment, nous sommes sûrs de n’en savoir qu’une et de n’en pouvoir exécuter qu’une, à la différence de ce qui nous arrive avec les fugues des autres compositeurs du temps de Bach ; de celles-ci nous pourrons jouer des in-folios dès que nous en aurons compris une seule et que nous nous la serons rendue familière.
*
Grâce au contrepoint, il sut tirer d’un thème donné une série entière de mélodies diverses malgré leur ressemblance, et possédant toutes des formes et des dessins différents ; grâce au contrepoint, il se rendit si complètement maître de l’harmonie et de ses transpositions multiples qu’il pouvait renverser des morceaux entiers, note pour note, dans toutes les parties, sans altérer le moins du monde le cours de la mélodie ou de la pureté de l’harmonie ; grâce au contrepoint, il apprit à combiner à toutes sortes d’intervalles et dans les mouvements les plus divers des canons remplis d’artifices, et en même temps si faciles et si coulants qu’on ne pouvait rien découvrir de l’art déployé dans leur construction ; ils sonnaient même aussi naturellement que des compositions écrites en style libre.»
*
« Peu de jours avant sa mort, nous fait part Anna-Magdalena Bach, il dicta un choral d’orgue à son gendre Altnikol. De cette pièce, toute intention descriptive parait absente. Elle reste d’une insensibilité hautaine. Pour épigraphe, nous lisons : « Je m’avance auprès de ton trône. » Déjà séparé des vivants, Bach chante, dans ce choral, la libération de son esprit, sa joie de quitter le monde sensible. Lorsqu’il s’adresse aux hommes, il leur parle un langage plein de figures, afin qu’ils comprennent sa prédication. Ici, en présence de Dieu, il n’a plus d’autre souci que de refléter les seules formes de l’intelligence. Il est arrivé à la manifestation suprême de sa doctrine, au fond de laquelle se mélangent, comme en un abrégé un peu confus de la théologie allemande, les pensées du vieil Eckhart de saint Bonaventure, et les enseignements d’un maître loué par Luther, Johann Tauler, dont il possédait les sermons, dans sa bibliothèque de cantor. »
Edmond Buchet, J.-S. Bach (1968)
Chant

Quand se révèle mon Bien-Aimé
Avec quel œil Le vois-tu ?
Avec Son œil, non le mien,
Car nul ne Le voit sauf Lui .
.
Ibn ‘Arabî, Le Chant de l’ardent désir (1202)
[Traduction de Sami-Ali]
.
Martinets

source
et son élan –martinets –
se dépliant par d’immenses caresses, épousant
les pleins,
les creux et les failles du corps invisible des
vents.
Tant de tiges qui s’élancent, se plient et
se déplient, se
cassent sans se rompre, d’un même mouvoir
en lui-même enraciné,
mouvoir, telle une pensée lisible un instant sans
mot et
sans trace
coulé dans la pleine jouissance de son être indivis
tout un ciel d’afflux de sèves, de rumeurs
d’éclosion
ô certitude d’être ici sans reste exprimé dans son
faire !
Plongées et rejaillissement souples, toujours
légers,
infiniment légers,
torsades et dislocation tracées avec la même
assurance
fluide,
comme si le mouvement de la vie, sa trajectoire
incalculable se dépliaient
dans la substance même d’une infrangible unité –
Le gracieux don de batir ces hautes voûtes
éphémères
où résonne
mêlé aux brefs appels pointus le bonheur du
regard
d’habiter
ces traits qui volent et dessinent leurs arcs
innombrables
lumière sur lumière –
C’est la seule écriture que tu puisses lire
aujourd’hui
Comme si ta rétine et les neurones gris où
s’élaborent
et se dissolvent ces dessins purs d’un seul élan
tracés
(dans le bruissement discret de courants et de
chimies)
comme si les pins fins rameaux de ton souffle et
de ton
sang
tout ce que ton esprit croit comprendre et ignore,
les espaces et une pensée infiniment ouverts
étaient fondus dans le même déploiement
en cette musique où chaque note est un cœur
au rythme, harmoniques et timbre singuliers –
Lorand Gaspar, Patmos (2001)
Palingénésie

.
Là-dedans dans les Alpes, c’est nuit claire encore, et le nuage,
......Du joyeux le poème, il couvre au-dedans la vallée béante.
De-ci, de-là, gronde et renverse le souffle facétieux des cimes,
......Abrupt, à travers les pins, vers le bas scintille et s’évanouit un rayon.
Lentement se presse et lutte le Chaos frissonnant joyeusement,
......Jeune d’allure, mais fort, il fête la querelle amoureuse
Parmi les roches, il fermente et titube dans les éternelles limites,
......Car plus bachique s’étire au-dedans le matin qui se lève.
Car elle s’accroît là-bas plus infiniment, l’année, et les saintes
......Heures, les jours, ils sont plus audacieusement ordonnés, mêlés.
Car encore marque le temps l’oiseau de tempête, et entre
......Les cimes, haut dans l’air, séjourne-t-il et appelle le jour.
À l’instant aussi s’éveille et regarde là dans les profondeurs le village
......Sans crainte, familier des hauteurs, sous les pics s’élevant.
Pressentant la croissance, car déjà, tel l’éclair, versent les antiques
......Sources, le sol sous les cataractes fume,
L’écho résonne alentour, et l’immense atelier
......Active jour et nuit, dispensant les dons, le bras.
.
.
II
.
Paisibles scintillent alors les hauteurs argentées par-dessus,
......Emplie de roses est déjà, là-haut, la neige lumineuse.
Et encore plus haut s’élevant habite au-dessus de la lumière le pur
......Dieu bienheureux réjoui par le jeu des rayons sacrés.
Calme habite-t-il seul, et claire apparaît sa face,
......L’azuréen paraît enclin à donner la vie,
À créer la joie, avec nous, comme souvent, quand, au fait de la mesure,
......Au fait des respirants aussi, hésitant et indulgent, le dieu,
C’est un bonheur bienvenu aux villes et aux foyers, et les douces
......Pluies, pour ouvrir le pays, les nuages couvants, et vous,
Souffles très familiers ensuite, vous, tendre printemps, qu’il dispense,
......Et d’une main légère réjouissant de nouveau les affligés,
Quand il rénove les temps, le créatif, les calmes
......Cœurs des humains vieillissants qu’il rafraîchit et ressaisit,
Et là-bas dans les profondeurs il œuvre, et ouvre et éclaircit,
......Comme il aime, et à l’instant de nouveau une vie commence,
La grâce fleurit, comme jadis, et vient l’esprit présent,
......Et un joyeux courage de nouveau soulève les ailes.
.
.
III
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Beaucoup lui ai-je parlé, car, ce qu’aussi les poètes songent
......Ou chantent, cela s’adresse surtout aux anges et à lui ;
Beaucoup ai-je prié, pour l’amour de la patrie, de peur
......Qu’un jour, importun, soudain nous atteigne l’esprit ;
Beaucoup pour vous aussi, qui dans la patrie êtes soucieux,
......À qui la sainte gratitude en souriant ramène les fugitifs,
Gens du pays ! pour vous, néanmoins me berçait le lac,
......Et le rameur s’asseyait paisiblement et louait la traversée.
Loin dans le plain du lac était une la houle de joie
......Sous les voiles, et à l’instant fleurit et s’éclaire la ville
Là-bas dans l’aube, depuis les Alpes ombreuses
......Bien piloté vient et repose maintenant au port le bateau.
Chaude est la rive ici, et les vallées amicalement ouvertes,
......Joliment éclairées par les sentiers, verdoient et brillent pour moi.
Les jardins se tiennent assemblés et les bourgeons scintillants s’ouvrent déjà,
......Et le chant de l’oiseau y invite l’émigrant.
Tout semble familier, le salut échangé au passage aussi
......Semble venir d’amis, chaque visage semble apparenté.
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IV
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Certes oui ! c’est le pays natal, le sol de chez nous,
......Ce que tu cherches, il est proche, te rencontre déjà.
Et non sans raison se tient tel un fils, là où ceinte d’une houle murmurante
......Est l’entrée, et voit et cherche pour toi des noms aimants,
Avec le chant, un homme migrateur, bienheureuse Lindau !
......Une des portes accueillantes du pays est-elle,
Provoquant à aller au dehors par les lointains pleins de promesses,
......Là-bas, où sont les merveilles, là-bas, où le fauve divin
Des hauteurs descend dans la plaine, le Rhin qui se fraie une voie audacieuse
......Et tire des rochers la vallée exultante,
Là-dedans, à travers le clair massif, émigrant vers Côme,
......Ou descendant, comme le jour émigre, par le lac ouvert ;
Mais plus provoquante es-tu pour moi, porte consacrée !
......À aller chez nous, où me sont connus les chemins fleuris,
À visiter là-bas le pays et les belles vallées du Neckar,
......Et les forêts, le vert des arbres sacrés, où volontiers
Le chêne s’assemble avec les calmes bouleaux et les hêtres,
......Et dans les monts un lieu amicalement me retient captif.
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V
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Là-bas me reçoivent-ils. Ô voix de la cité, de la mère !
......Ô tu atteins, tu remues en moi de l’appris dès longtemps !
Pourtant sont-ils encore ! encore fleurissent le soleil et la joie pour vous
......Ô bien-aimés ! et presque plus clairs dans les yeux qu’autrefois.
Oui ! l’ancien est-il encore ! Il pousse et mûrit, cependant rien,
......De ce qui vit et aime là, ne laisse la fidélité à l’abandon.
Mais le meilleur, l’objet trouvé, qui sous l’arche sacrée
......De la paix repose, il est réservé aux jeunes et aux anciens.
Follement ai-je parlé. C’est la joie. Pourtant demain et désormais,
......Quand nous irons et regarderons dehors le champ vivant
Sous les fleurs de l’arbre, aux jours de fête du printemps,
......Je parlerai et espérerai beaucoup avec vous, mes amis ! de cela.
Beaucoup ai-je entendu du Père suprême, et j’ai
......Longtemps gardé le silence sur lui qui rafraîchit le temps migrateur
Là-haut dans les sommets, et règne sur les massifs,
......Qui nous accordera bientôt les dons célestes et appellera
Un chant plus clair et enverra beaucoup d’esprits bienfaisants. Ô, ne tardez pas !
......Venez, vous qui maintenez ! Anges de l’année ! et vous
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VI
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Anges du foyer, venez ! qu’entre toutes les artères de la vie,
......Toutes en joie à la fois, se partage le céleste !
Ennoblisse ! rajeunisse ! de peur que le bonheur humain, de peur
......Qu’une heure du jour sans les Heureux, et de même
Cette joie, comme à l’instant, quand les amants de nouveau se trouvent,
......Comme il l’entend, ne soient convenablement sanctifiés.
Quand nous bénissons le repas, qui m’est il permis de nommer, et quand nous
......Nous reposons de l’animation du jour, dites, comment exprimerai-je la gratitude ?
Nommerai-je le Très-Haut pour autant ? l’inconvenant, un dieu ne l’aime pas,
......Pour le saisir est presque trop petite notre joie.
Silencieux devons-nous être souvent ; il manque les noms sacrés,
......Les cœurs battent et pourtant demeure la parole à l’abandon ?
Mais un luth prête à chaque heure la tonalité,
......Et réjouit peut-être les Célestes, lesquels s’approchent.
Cela prépare et ainsi est de même le souci presque
......Déjà apaisé, qui vint sous le joyeux.
Des soucis, tels ceux-là, doit, volontiers ou non, en l’âme
......Les supporter un poète et souvent, mais les autres non.
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Hölderlin, Retour au pays
[Version de Patick Guillot, ici]
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Schibbolets

Proche nous sommes, seigneur,
Proche et saisissable. Déjà saisi, seigneur,
Agrippés l'un à l'autre, comme si
Le corps de chacun d'entre nous
Était ton corps, seigneur. Prie, seigneur,
Prie-nous,
Nous sommes proche. Déformés nous sommes allés,
Nous sommes allés, pour nous baisser
Vers l'auge et les trous.
Vers l'abreuvoir nous sommes allés, seigneur.
C'était du sang, c'était ce que tu avais
Fait couler, seigneur. Cela brillait.
Cela nous jetait ton image dans les yeux, seigneur. Nous avons bu, seigneur.
Le sang et l'image, qui était dans le sang, seigneur. Prie, seigneur.
Nous sommes proche.
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Corona
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Nous libérons le temps de la coquille de noix
Et nous lui apprenons à marcher
Le temps retourne vers sa coquille
Dans le miroir c’est dimanche
Dans le rêve nous dormons
La bouche parle vérité
Mon regard descend vers le sexe de l’aimée
Nous regardons
Nous nous parlons des ténèbres
Nous nous aimons comme pavot et mémoire
Nous dormons comme vin dans les coquillages
Comme mer dans les rayons de sang de la lune
Nous nous tenons enlacés prés de la fenêtre
Ils nous dévisagent de la rue
Il est grand temps que l’on sache
Il est grand temps que la pierre s’habitue à fleurir
Que le non-repos batte au cœur
Il est temps que le temps soit
Il est temps
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Paul Celan
Sénevé

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Au commencement, au-delà du sens, est le Verbe.
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II
Des deux un fleuve, d'Amour le feu, des deux le lien aux deux commun,
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III
Des Trois la boucle est profonde et terrible,
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IV
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Ce point est la montagne
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V
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Ce désert est le Bien, par aucun pied foulé, le sens créé jamais n'y est allé :
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VI
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C'est lumière, c'est clarté c'est la ténèbre,
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VII
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Deviens tel un enfant, rends-toi sourd et aveugle !
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VIII
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Ô mon âme! Sors! Dieu entre !
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Maître Eckhart (1260-1327), Granum Sinapis
Sabir

Ses spectres ont dit :
Tu dormais avec la dernière étoile
tu t’éveillas avec le premier oiseau
ton corps restait derrière ton corps, tu dérobais tes yeux
tu traçais des géographies d’eau
quand l’eau fuit et tout efface
tu te demandais comment, ce murmure intérieur,
le changer en mains et en jambes
tu disais : l’imaginaire tient mes doigts
le lieu m’imagine
pourquoi l’œil aurait-il besoin de l’œil ?
La peau de la durée vieillit, se ride
l’horizon devient de la mousse
l’eau devient épineuse.
Ses spectres ont dit :
O échec, oh ! son corps ultime
toi seul l’as connu, et tu as dit :
ses entrailles ne contiennent qu’instruments et semis
à nier l’occurrence, à nier ce qui nie
bien que tu aies dit aux choses : “Revêtez-le”
que tu lui aies dit : “Revêts-moi”,
dès à présent tu peux commencer.
Le corps était neuf. Il nous annonça :
“Mon dessein est de nommer fièvre
la mémoire du corps
mon dessein est de dialoguer avec les incendies
du dedans,
d’affronter les vagues pour mieux baigner
les rivages
et de commencer toujours par tomber
dans l’efflorescence
de l’intégrité.”
Et le corps était neuf. Il nous annonça :
“L’eau pour ma soif est étroite
alors que je ne suis qu’étroitesse pour moi
j’ai mille langues pour une seule parole
et d’innombrables sortes de mort
pour une seule tombe.”
Et ses spectres ont dit :
Arrose-le, de la pluie des choses ; couvrez-le, herbes du langage
afin qu’il découvre ses membres qui sont ses ennemis,
qu’il épelle l’histoire de la poussière
qu’il couronne la chose et lui donne royauté
sur ses symboles.
Et vous, fracassez-vous, piliers de la mémoire
éteignez-vous, braises du passé
qu’il vide son corps où les noms se pressent
qu’il le donne à un corps sans nom
et que ce corps anonyme
il s’en éprenne de passion.
Et ses spectres ont dit : ses transports l’ont dévoré
son propre pic le déracine, ses mains le déchirent.
Sur ses décombres ont monté des remparts
se sont élevées des chambres secrètes.
Son ombre se dédouble en deux prétendantes à son amour.
L’un préfère son cadavre
l’autre un silence au cadavre pareil.
Le cadavre se disperse en éther
où il pend des têtes et des cuisses
des tables et des lits
à moins qu’il ne s’étale en miroir
à dimension multiple
si bien que toute chose désormais s’y voile.
Où trouver l’oiseau qui vole avec des ailes de fange ?
ou le cloporte qui prenne la figure d’un ange ?
Et ses spectres ont dit : “Malheur, fais-le fondre
pour qu’il implore la pluie de l’instant.
Mais sa chair est lasse de ses noms
de la parole et du silence
de l’immobilité, du mouvement
sa chair de lui-même est lasse
elle va devant lui, il la suit.
Fais-le fondre, afin qu’il sache s’il est bien lui
ou bien un autre.”
Et ses spectres ont dit : “Passons
devant nous le corps ouvre la bouche
pour restaurer un très vain, vain secret :
pourriture, c’est aussi le cœur
pourriture, c’est aussi l’enfance
pourriture, c’est aussi l’amour.
Et pour nous en convaincre :
l’amour ne consiste-t-il pas à douter aussi de l’amour ?
la vie à ce que le regard te dore ta réalité de boue ?
à ce que ta saleté fournisse tes noces et festins ?
Et pour s’en convaincre :
la vie n’est-ce pas que tu feignes la mort
et que tu sois, dès le début, mort-vivant
vivant-mort ?”
Et ses spectres lui ont dit :
Au nom de ton corps, vivant / mort, mort / vivant
tu n’es au bout ni au mitan
tu n’es ni sagesse ni folie
toi, mais
essor / retombée
moment que tu respires et qui recommence
parole / non dit
choses / non chose
mystère accompli en l’absence.
Entre dans les noces de l’effacement
et vers la foudre qui dirige.
Historise
pas de prescription qui prescrive
ni d’interdit qui interdise
Engendre ton sang comme un fil à suivre
donne cours
à violence / tendresse.
Défonce :
sans orientation
sans voie
dans le brouillard
par saccades
quoique sans précipitation
brûle, tu domineras
sois le lieu du là où plus n’est de lieu
l’instant vainqueur de l’instant
sois le désir, le désir, le désir
Il crée le corps et l’appelle
le Prophète, le clair-Parlant.
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