Les théoriciens de la Relativité ne parlent jamais que de la simultanéité de deux instants. Avant celle-là, il en est pourtant une autre, dont l’idée est plus naturelle : la simultanéité de deux flux. Nous disions qu'il est de l'essence même de notre attention de pouvoir se partager sans se diviser. Quand nous sommes assis au bord d'une rivière, l'écoulement de l'eau, le glissement d'un bateau ou le vol d'un oiseau, le murmure ininterrompu de notre vie profonde sont pour nous trois choses différentes ou une seule, à volonté. Nous pouvons intérioriser le tout, avoir affaire à une perception unique qui entraîne, confondus, les trois flux dans son cours ; ou nous pouvons laisser extérieurs les deux premiers et partager alors notre attention entre le dedans et le dehors ; ou, mieux encore, nous pouvons faire l'un et l'autre à la fois, notre attention reliant et pourtant séparant les trois écoulements, grâce au singulier privilège qu'elle possède d'être une et plusieurs. Telle est notre première idée de la simultanéité. Nous appelons alors simultanés deux flux extérieurs qui occupent la même durée parce qu'ils tiennent l'un et l'autre dans la durée d'un même troisième, le nôtre : cette durée n'est que la nôtre quand notre conscience ne regarde que nous, mais elle devient également la leur quand notre attention embrasse les trois flux dans un seul acte indivisible. Maintenant, de la simultanéité de deux flux nous ne passerions jamais à celle de deux instants si nous restions dans la durée pure, car toute durée est épaisse : le temps réel n'a pas d'instants. Mais nous formons naturellement l'idée d'instant, et aussi celle d'instants simultanés, dès que nous avons pris l'habitude de convertir le temps en espace. Car si une durée n'a pas d'instants, une ligne se termine par des points. Et, du moment qu'à une durée nous faisons correspondre une ligne, à des portions de la ligne devront correspondre des « portions de durée », et à une extrémité de la ligne une « extrémité de durée » : tel sera l'instant, – quelque chose qui n'existe pas actuellement, mais virtuellement. L'instant est ce qui terminerait une durée si elle s'arrêtait. Mais elle ne s'arrête pas. Le temps réel ne saurait donc fournir l'instant ; celui-ci est issu du point mathématique, c'est-à-dire de l'espace. Et pourtant, sans le temps réel, le point ne serait que point, il n'y aurait pas d'instant. Instantanéité implique ainsi deux choses : une continuité de temps réel, je veux dire de durée, et un temps spatialisé, je veux dire une ligne qui, décrite par un mouvement, est devenue par là symbolique du temps : ce temps spatialisé, qui comporte des points, ricoche sur le temps réel et y fait surgir l'instant. Ce ne serait pas possible, sans la tendance – fertile en illusions – qui nous porte à appliquer le mouvement contre l'espace parcouru, à faire coïncider la trajectoire avec le trajet, et à décomposer alors le mouvement parcourant la ligne comme nous décomposons la ligne elle-même : s'il nous a plu de distinguer sur la ligne des points, ces points deviendront alors des « positions » du mobile (comme si celui-ci, mouvant, pouvait jamais coïncider avec quelque chose qui est du repos ! comme s'il ne renoncerait pas ainsi tout de suite à se mouvoir !). Alors, ayant pointé sur le trajet du mouvement des positions, c'est-à-dire des extrémités de subdivisions de ligne, nous les faisons correspondre à des « instants » de la continuité du mouvement : simples arrêts virtuels, pures vues de l'esprit. Nous avons décrit jadis le mécanisme de cette opération ; nous avons montré aussi comment les difficultés soulevées par les philosophes autour de la question du mouvement s'évanouissent dès qu'on aperçoit le rapport de l'instant au temps spatialisé, celui du temps spatialisé à la durée pure. Bornons-nous ici à faire remarquer que l'opération a beau paraître savante, elle est naturelle à l'esprit humain ; nous la pratiquons instinctivement. La recette en est déposée dans le langage. Simultanéité dans l'instant et simultanéité de flux sont donc choses distinctes, mais qui se complètent réciproquement. Sans la simultanéité de flux, nous ne tiendrions pas pour substituables l'un à l'autre ces trois termes, continuité de notre vie intérieure, continuité d'un mouvement volontaire que notre pensée prolonge indéfiniment, continuité d'un mouvement quelconque à travers l'espace. Durée réelle et temps spatialisé ne seraient donc pas équivalents, et par conséquent il n'y aurait pas pour nous de temps en général ; il n'y aurait que la durée de chacun de nous. Mais, d'autre part, ce temps ne peut être compté que grâce à la simultanéité dans l'instant. Il faut cette simultanéité dans l'instant pour 1° noter la simultanéité d'un phénomène et d'un moment d'horloge, 2° pointer, tout le long de notre propre durée, les simultanéités de ces moments avec des moments de notre durée qui sont créés par l'acte de pointage lui-même. De ces deux actes, le premier est l'essentiel pour la mesure du temps. Mais, sans le second, il y aurait là une mesure quelconque, nous aboutirions à un nombre t représentant n'importe quoi, nous ne penserions pas à du temps. C'est donc la simultanéité entre deux instants de deux mouvements extérieurs à nous qui fait que nous pouvons mesurer du temps ; mais c'est la simultanéité de ces moments avec des moments piqués par eux le long de notre durée interne qui fait que cette mesure est une mesure de temps.
(1922)
Henri Bergson, Durée et simultanéité (À propos de la théorie d'Einstein)
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