Éléusis, toi qui m’étais naguère si douce à chanter, quel Orphéus, quel Thamyris ou quel Mousaios habitant d’Éléusis suffira à une telle tâche ? Avec quelles cithares ou lyres le malheur commun, commun à la terre, éclatera-t-il ? Qui nommeras-tu, Zéus, pour cette entreprise ? Quant à moi, m’exhortant au discours, je m’engourdis et tourne en rond, et je me vois contraint de ne parler que de cela, puisque je ne peux me taire. Car qui parmi les Grecs, qui parmi les Barbares fut à ce point buté ou sourd, qui fut à ce point absolument étranger à la terre et aux Dieux, ou en un mot insensible à la beauté, excepté les maudits entre tous qui ont fait ça, pour penser qu’Éléusis n’était pas un sanctuaire commun de la terre et, parmi tout ce qui concerne les Dieux, ce qui inspirait aux hommes le plus d’effroi sacré et de sérénité ? Pour quel autre des lieux ou des traditions les récits célébrèrent-ils des hymnes plus merveilleux, les rites provoquèrent-ils une plus grande terreur, les visions furent-elles plus en rivalité avec les sons ?
Tout ce qui s’attache à la contemplation, les générations innombrables d’hommes et de femmes bienheureux l’ont vu dans les apparitions indicibles ; ce qui est publique, les poètes, les orateurs et les écrivains le célèbrent tous : que la Jeune Fille (Korè) de Dèmètèr disparut il y a longtemps, et que Dèmètèr parcourut la terre entière et la mer pour chercher sa fille ; tandis qu’elle ne pouvait la retrouver, venant à Éléusis elle donna son surnom au lieu, et, après avoir retrouvé Korè, créa les Mystères ; le blé échut à la cité des Athéniens grâce aux Deux Déesses, puis, grâce à cette cité, à tous les Grecs et les Barbares - ceci est attribué à Kéléos, Métanéira et Triptolémos, et à un char de dragons ailés porté au-dessus de la terre entière et de la mer - ; les premiers étrangers à être initiés furent Héraclès et les Dioscures ; les premiers jeux sportifs de l’Attique eurent lieu à Éléusis, la récompense en fut celle de la récolte apparue, car les hommes avaient expérimenté combien ils s’étaient accrus en force grâce à la nourriture domestiquée, et les Grecs apportèrent chacun les prémices de leurs récoltes à la cité des Athéniens, comme à leur propre cité d’origine et celle des récoltes. Les Éumolpides et les Kérykes, issus de Poséidon et Hermès, fournissent les hiérophantes et les dadouques. De tels faits remontent à la légende.
Ensuite, après la descente des Héraclides dans le Péloponnèse, les Doriens lancèrent une expédition contre Athènes. Arrivés à Éléusis, pris de honte, ou bien, il faut le dire, de peur, ils s’enfuyaient en l’abandonnant ; leur mouvement d’alors établit l’Ionie chez nous. Lors de l’invasion médique, comme de très grands troubles et dangers pesaient non seulement sur la Grèce mais sur tout ce qui se trouvait hors de l’Empire Perse, beaucoup de sanctuaires grecs sont incendiés, et, qui plus est, la cime de la Grèce, la cité des Athéniens aussi, mais Éléusis échappait à un tel sort, si bien que non seulement elle restait pour ainsi dire inexpugnable, mais encore, comme la bataille navale s’engageait, Iakkhos sortait pour combattre sur mer, et fit aussi s’abattre sur les navires un nuage venu d’Éléusis, en même temps que résonnait le chant mystique. Quand survint la grande guerre entre les Grecs, et que tout était sens dessus dessous, seule Éléusis, d’une certaine manière, restait tranquille ; ni la cavalerie des Béotiens, ni les attaques des Lacédémoniens et des Péloponnésiens n’effleurèrent l’enceinte, ni ne virent le temple avec d’autres yeux que ceux qui conviennent. Quand Sphodrias ensuite sortit de Thespies, il suffit que les torches apparaissent pour éteindre son audace. Quant aux trêves, les autres furent toutes violées : ainsi, Kadméia fut prise pendant les Jeux Pythiques ; ainsi, aux Jeux Isthmiques, la même députation étaient dirigée tantôt par les Argiens, tantôt par les Corinthiens, selon qui l’emportait sur l’autre par les armes ; de la bataille sur l’Alphéus, je ne dis rien, sinon combien, ici aussi, la victoire de ceux qui ont été spoliés demeure un signe, et non des moindres, venu de Zéus . Seules les trêves des Mystères restèrent dignes de ce nom : aux Jeux Éleusiniens seuls la Grèce était saine et la panégyrie elle-même était très clairement le rite purificatoire des folies et de tout incident insensé. Et faut-il les parcourir toutes ? Mais les Philippos, les Aléxandros, les Antipatros, toute la liste des dynastes successifs, alors qu’ils provoquèrent des milliers de bouleversements chez les Grecs, estimèrent qu’Éléusis seule était véritablement inviolable et trop forte pour eux ; et je ne dis rien enfin des Celtes faisant irruption en Grèce comme des fêtards, et de tout ce qu’on peut ajouter de tel ; dans tous les cas, ils s’enfuirent en laissant le sanctuaire intact.
Cela seul restait à la Cité et à la Grèce en souvenir à la fois du bonheur et de la majesté passés. Car les batailles navales et celles d’infanterie, les lois et les constitutions, les gloires et les langues, tout, pour ainsi dire, nous fit défaut. Les Mystères résistaient. Les autres panégyries se remplissent tous les trois ou cinq ans, mais seule celle des Mystères décida d’avoir lieu tous les ans. Et le plus important et le plus divin : un unique domaine rassemblait cette panégyrie seule, c’était l’ensemble de la Cité et de l’Éléusinion. Les figurations, les inscriptions, cette décoration alentour, qui ne se serait réjoui en les voyant, même au milieu des carrefours, et qu’il n’y ait rien que des plus saintes ? Le bénéfice, assurément, de la panégyrie, ce n’était pas que la joie présente, ni les délivrances et libérations des difficultés passées, mais surtout d’avoir au sujet de la fin des espoirs plus doux : vivre mieux et ne pas reposer dans l’obscurité et la fange qu’on dit attendre les non-initiés.
Ceci jusqu’au jour funeste. Ce que la divinité nous donne aujourd’hui à voir et à célébrer, quel thrène argien, quels chants des Égyptiens ou des Phrygiens en donneront la mesure ? Quel Aiskhylos Éleusinien le chantera pour le chœur ? Quels pièges enflammés de Nauplios, comme disait Sophoklès, peut-on comparer à ce bûcher ? Ô torches ! Quels hommes vous ont fait vous éteindre ! Ô jour terrible et funeste, qui as éloigné les nuits illuminées ! Ô feu ! Toi qu’on a vu à Éléusis : quel feu ! À la place de quel autre ! Ô nuée, obscurité sans lune, qui règnes à présent sur la Grèce ! Ô Dèmètèr, qui jadis ici même as retrouvé Korè, à présent il te reste à chercher le temple !
Et pourtant, ils approchent, ô terre et Dieux, les Mystères ! Ce Mois du Secours demande maintenant d’autres aides, pas de celles qu’Iôn apporta à Athènes. Ô proclamation publique, ô liste des jours et des nuits sacrés, celui auxquels vous aboutissez ! À qui de se lamenter le plus, aux non-initiés ou aux initiés ? On les a privés, les uns de ce qu’ils ont vu, les autres de ce qu’ils devaient voir de plus beau. Ô les misérables qui ont profané les danses des Mystères, qui ont fait voir l’invisible, ennemis communs aux Dieux Infernaux et Célestes ! Ô enfants grecs, jadis et maintenant surtout, qui avez regardé de loin un tel malheur s’avancer ! Vous n’allez pas, admirables amis, être aujourd’hui un peu vous-mêmes ? Vous ne porterez pas secours à Athènes elle-même ?
Ælius Aristide (117-185), Discours Éleusinien
[source : Lentrelacs, ici]
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