JOSEPH RECONNU PAR SES FRÈRES
Joseph, que les astres adoraient, fut vendu par ses dix frères. L'Égyptien Malik le leur acheta à bon marché ; mais il voulut avoir un reçu d'eux. Il exigea donc ce reçu des frères de Joseph sur le lieu même, et il fit certifier la vente par les dix frères. Quand 'Azîz d'Egypte l'eut acheté à son tour, le fatal reçu tomba entre les mains de Joseph. A la fin, lorsque Joseph fut revêtu du pouvoir royal, ses dix frères vinrent en Egypte. Ils ne le reconnurent pas, et ils se prosternèrent devant lui. Ils s'offrirent en esclavage pour obtenir les moyens d'exister; ils renoncèrent à Veau (l'honneur) pour avoir du pain. Joseph le véridique leur dit alors : «O hommes! j'ai en ma possession un écrit en langue hébraïque. Personne ne sait le lire ; si vous pouvez le déchiffrer je vous donnerai beaucoup d'or ». Tous lisaient en effet l'hébreu, et ils répondirent, contents et empressés : « Sire, montre-nous cet écrit ».
Qu'il est aveugle dans son esprit celui qui, par orgueil, ne reconnaîtra pas là son histoire par rapport à Dieu !
Joseph leur remit donc leur propre écrit, et aussitôt un tremblement convulsif s'empara de leur corps. Ils ne purent lire une seule ligne de cet écrit, ni en déchiffrer la moindre particularité. Tous restèrent dans la douleur et l'affliction, préoccupés de l'affaire de Joseph. Leur langue devint muette tout à coup, et leur âme fut tourmentée par ce fâcheux incident.
« Vous paraissez interdits, leur dit Joseph ; pourquoi rester muets lorsqu'il s'agit de lire cet écrit ? »
« Nous aimons mieux être mis à mort tout de suite, répondirent-ils, tous ensemble, plutôt que de lire cet écrit et d'avoir ensuite la tête tranchée ».
Ainsi, lorsque les trente oiseaux amaigris eurent lu le contenu de l'écrit qui leur avait été remis pour leur instruction, ils y trouvèrent complètement consigné tout ce qu'ils avaient fait.
Ce fut en effet très dur pour les frères de Joseph, alors esclaves, d'avoir à regarder cet écrit. Ils étaient allés et avaient fait un long voyage pour retrouver ce Joseph qu'ils avaient jeté dans le puits. Ils avaient brûlé dans l'ignominie l'âme de Joseph, et ils le voyaient actuellement briller en un rang éminent.
Tu ne sais donc pas, ô insignifiant faquir ! que tu vends un Joseph à chaque instant ? Lorsque Joseph sera ton roi et qu'il sera le premier et le chef, tu finiras par venir devant lui comme un mendiant affamé et nu.
L'âme de ces oiseaux s'anéantit entièrement de crainte et de honte, et leur corps, brûlé, devint comme du charbon en poussière. Lorsqu'ils furent ainsi tout à fait purifiés et dégagés de toute chose, ils trouvèrent tous une nouvelle vie dans la lumière du Simorg. Ils devinrent ainsi de nouveaux serviteurs, et furent une seconde fois plongés dans la stupéfaction. Tout ce qu'ils avaient pu faire anciennement fut purifié et même effacé de leur cœur. Le soleil de la proximité darda sur eux ses rayons, et leur âme en fut resplendissante. Alors dans le reflet de leur visage ces trente oiseaux (si morg) mondains contemplèrent la face du Simorg spirituel. Ils se hâtèrent de regarder ce Simorg, et ils s'assurèrent qu'il n'était autre que si morg. Tous tombèrent alors dans la stupéfaction ; ils ignoraient s'ils étaient restés eux-mêmes ou s'ils étaient devenus le Simorg. Ils s'assurèrent enfin qu'ils étaient véritablement le Simorg et que le Simorg était réellement les trente oiseaux (si morg). Lorsqu'ils regardaient du côté du Simorg ils voyaient que c'était bien le Simorg qui était en cet endroit, et, s'ils portaient leurs regards vers eux-mêmes, ils voyaient qu'eux-mêmes étaient le Simorg. Enfin, s'ils regardaient à la fois des deux côtés, ils s'assuraient qu'eux et le Simorg ne formaient en réalité qu'un seul être. Ce seul être était Simorg, et Simorg était cet être. Personne dans le monde n'entendit jamais rien dire de pareil. Alors ils furent tous plongés dans l'ébahissement, et ils se livrèrent à la méditation sans pouvoir méditer. Comme ils ne comprenaient rien à cet état de choses, ils interrogèrent le Simorg sans se servir de la langue ; ils lui demandèrent de leur dévoiler le grand secret, de leur donner la solution du mystère de la pluralité et de l'unité des êtres. Alors le Simorg leur fit, sans se servir non plus de la langue, cette réponse : «Le soleil de ma majesté, dit-il, est un miroir ; celui qui vient s'y voit dedans, il y voit son âme et son corps, il s'y voit tout entier. Puisque vous êtes venus ici trente oiseaux, vous vous trouvez trente oiseaux (si morg) dans ce miroir. S'il venait encore quarante ou cinquante oiseaux, le rideau qui cache le Simorg serait également ouvert. Quoique vous soyez extrêmement changés, vous vous voyez vous-mêmes comme vous étiez auparavant ».
Comment l'œil d'une créature pourrait-il arriver jusqu'à moi ? Le regard de la fourmi peut-il atteindre les Pléiades ? A-t-on jamais vu cet insecte soulever une enclume, et un moucheron saisir de ses dents un éléphant ? Tout ce que tu as su ou vu n'est ni ce que tu as su ni ce que tu as vu, et ce que tu as dit ou entendu n'est pas non plus cela. Lorsque vous avez franchi les vallées du chemin spirituel, lorsque vous avez fait de bonnes œuvres, vous n'avez agi que par mon action, et vous avez pu ainsi voir la vallée de mon essence et de mes perfections. Vous avez bien pu, vous qui n'êtes que trente oiseaux, rester stupéfaits, impatients et ébahis ; mais moi je vaux bien plus que trente oiseaux (si morg), car je suis l'essence même du véritable Simorg. Anéantissez-vous donc en moi glorieusement et délicieusement, afin de vous retrouver vous-mêmes en moi.
Les oiseaux s'anéantirent en effet à la fin pour toujours dans le Simorg ; l'ombre se perdit dans le soleil, et voilà tout.
J'ai discouru tant que ces oiseaux ont été en marche ; mais mon discours est arrivé à ce point qu'il n'a plus ni tête ni queue ; aussi dois-je le terminer ici. La voie reste ouverte, mais il n'y a plus ni guide, ni voyageur.
L'IMMORTALITÉ APRÈS L'ANÉANTISSEMENT
Lorsque cent mille générations (représentées par ces oiseaux) hors du temps antérieur et postérieur furent arrivées, alors ces oiseaux mortels se livrèrent spontanément à un total anéantissement, et lorsque tous ces oiseaux qui étaient hors d'eux-mêmes furent revenus à eux, ils parvinrent à l'immortalité après l'anéantissement. Jamais homme, ni jeune ni vieux, ne put parler convenablement de la mort ni de l'immortalité. De même que ces choses sont loin de ta vue, ainsi leur description est au delà de toute explication et de toute définition. Mais mes lecteurs veulent au moins l'explication allégorique de l'immortalité qui succède à l'anéantissement. Comment les satisfaire ? Il faudrait écrire sur ce sujet un nouveau livre. Tant que tu es dans l'existence ou dans le néant, comment pourrais-tu mettre le pied en ce lieu ? Mais lorsque, ô ignorant ! tu n'es plus arrêté dans ta route par l'existence ou par le néant, tu entres comme dans un songe et tu vois ce qui a eu lieu au commencement et à la fin ; et, en connaissant la fin, vois-en l'avantage. Un germe est nourri au milieu de cent honneurs et soins pour devenir un être intelligent et agissant. On l'a instruit de ses propres secrets, on lui a donné les connaissances nécessaires ; puis la mort est venue tout effacer, et elle a jeté cette grandeur dans l'abaissement. Cet être est devenu la poussière du chemin et a été plusieurs fois anéanti. Mais au milieu de cet anéantissement il a appris cent secrets qu'il ignorait. Alors on lui a donné l'immortalité tout entière, et il a reçu l'honneur au lieu de l'avilissement, qui était son partage. Sais-tu ce que tu possèdes ? Rentre enfin en toi-même et réfléchis. Tant que ton âme n'est pas au service du roi éternel, comment t'acceptera-t-il ici ? Tant que tu ne trouveras pas l'abaissement du néant, tu ne verras jamais l'élévation de l'immortalité. On te jette d'abord dans la route spirituelle avec avilissement, puis on t'élève avec honneur.
Farid Uddin Attar (1119-1229), Mantic Uttaïr (Langage des oiseaux)
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