Daniel Barenboim : La matière sonore est ce qui confère un certain caractère tragique à toute musique. Si l’on est vraiment capable de construire une phrase avec un son continu, de telle manière que chaque note suit la note précédente – chaque note commençant au niveau où la note précédente a fini, et finissant au niveau où commence la note suivante – on a déjà, par l’intermédiaire de cette matière sonore, un début de tension, quelque chose qui vous maintient entre ciel et terre, parce qu’autrement, rien ne retiendrait le son, ou si l’on préfère, le son tomberait par terre. Et de ce fait, sans aucune dynamique, avant même de commencer à jouer un morceau, il y a un début de tension dans le son que l’on ne trouve pas dans les mots.
Un autre point très important, à mon avis, est que si l’on étudie la musique au sens le plus profond du terme - l’interdépendance des notes, des harmonies, du rythme, et le rapport de tous ces éléments avec la vitesse ; si l’on considère la non-respectabilité intrinsèque de la musique, le fait qu’elle soit chaque fois différente parce qu’elle jaillit à des moments différents –, on apprend beaucoup de choses sur le monde, sur la nature, sur les êtres humains et les relations humaines. Et du coup, il s’agit, à bien des égards de la meilleure école pour la vie, vraiment. Et cependant, dans le même temps, c’est un moyen de fuir le monde. C’est avec cette dualité de la musique que nous aboutissons à un paradoxe. Comment est-il possible qu’un art qui vous apprend tant de choses sur le monde, la nature et l’univers, et, pour des gens religieux, sur Dieu – qu’un art qui soit si clairement capable de vous apprendre tant de choses puisse précisément servir en même temps à fuir ces choses ? Ce paradoxe des effets de la musique me fascine.
Chaque fois que nous parlons de musique, nous parlons de la manière dont elle nous affecte, et non de la musique elle-même. À cet égard, c’est comme Dieu. Nous ne pouvons pas parler de Dieu, ou de ce qu’on appelle par ce nom-là, nous pouvons seulement parler de notre réaction par rapport à une chose –certains savent que Dieu existe, et d’autres refusent d’admettre qu’Il existe –, mais nous ne savons pas parler de cette chose. Nous ne pouvons parler que de notre réaction par rapport à elle. De la même manière, je ne pense pas que l’on puisse parler de la musique. On ne peut parler que d’une réaction subjective par rapport à elle.
Edward W. Said : Il y a tout un type de discours dans l’histoire de la religion – qu’on appelle mysticisme, soufisme, ou autrement – selon lequel l’expérience religieuse est celle de l’ineffable, du non-dit, de l’inatteignable, de l’inaccessible. Ce discours existe probablement dans toutes les religions monothéistes, et, à certains degrés, dans certaines religions polythéistes. Il est très intéressant de remarquer que dans le cas de certains compositeurs – on pense à Messianen et, certainement, à Bach – il y a une tentative non pas tant d’approcher le divin que d’incarner le divin. Pensons au langage mystique – qu’on lise saint Jean de la Croix ou qu’on lise Ibn ‘Arabi, qui est un grand mystique arabe. Il y a là une conviction fantastiquement puissante qui me fascine, ces hommes nous communiquant, en effet, la parole de Dieu. Et ils ne diront pas : « Voilà, c’est à peu près cela. » Ils diront : « Non. C’est Dieu qui parle à travers moi. » Ainsi, je pense que c’est un phénomène encore plus puissant que ce dont nous avons discuté.
C’est tout à fait étrange, du moins pour moi, qui suis quelqu’un de totalement étranger à la religion. Je suis tout à fait laïque, à cet égard Mais je suis très attiré par les œuvres de ce genre, et pas seulement à cause de leur caractère religieux. C’est parce que je persiste à penser, dans le cas de Bach, dont les formes sont si rationalistes, si je puis dire, que la représentation du drame biblique dans une œuvre aussi riche et impressionnante que La Passion selon sait Matthieu peut être expliquée en disant : « Eh bien, il doit y avoir une loi rationnelle, bien réelle, qui permet de l’expliquer. » Mais l’œuvre semble toujours échapper à l’auditeur. Je pense que c’est ce qui fait son pouvoir de fascination. D’aucuns diront : « On ne peut que s’en approcher. » On a effectivement l’impression d'être parfois plus proche de l’œuvre, mais elle reste toujours aussi insaisissable.
D.S. : Je pense que cela a rapport avec le phénomène de l’harmonie. Dans la musique tonale, c’est plus facile à expliquer. J’ai éprouve des sentiments et des impressions similaires avec la musique atonale, mais avec la musique tonale, c’est beaucoup plus facile à expliquer. Prenons le début du deuxième mouvement du 5eme Concerto pour piano de Beethoven, avec ses violons et ses altos soutenus et ses pizzicati de violoncelle et de basses : il est très facile de comprendre, d’une certaine manière, pourquoi on peut y voir une certaine forme de divinité.
E.W.S. : Ou une sorte de sérénité ultime.
D.B. : C’est l’impression d’harmonie que l’œuvre dégage – harmonie non seulement au sens musical, mais également au sens d’harmonie de pensée et d’harmonie des sentiments. Il y a de nombreuses façons de l’analyser. Il y a, bien sûr, d’une part la partie soutenue des violons et des altos qui parait avancer lentement, inexorablement, à la manière d’une marche. Cela donne une impression de grande sérénité. Mais il y a aussi les sons plus sourds, « pincés », des violoncelles et des doubles basses, qui donnent cette pulsation rythmique continue. On a l’impression que le monde entier est en harmonie : les sons soutenus et les sons pincés, le long et le court. Et il y a de la place pour que tout le monde coexiste de manière pacifique.
Je ne fais là, bien évidemment, que paraphraser l’œuvre. Mais toutes ces choses donnent le sentiment de ce que, je pense, les gens perçoivent comme étant la divinité, qui est un sentiment de sérénité, de tranquillité. Et puis, quand on en vient aux passages où il y a une grande tension harmonique avec du chromatisme en des accords non résolus, sans aller aussi loin que Tristan et Isolde - chez Beethoven, il y a un grand nombre d’accords de ce type, même s’il s’agit d’une seule note détonant ça et là -, pour de nombreux auditeurs, il y a aussi l’impression qu’il s’agit d’une protestation contre les diverses forces omniprésentes et toutes-puissantes qui existent au-dessus de nous… Je pense que la musique a la capacité de susciter de telles impressions.
D’une certaine manière, un morceau de musique, quelle que soit sa durée, peut immédiatement nous donner l’impression d’avoir vécu une vie entière, même s’il s’agit d’une courte valse de Chopin – telle la Valse Minute, qui ne dure qu’environ une minute et demie –, par le simple fait qu’il n’y avait pas de son, et que soudain, il y a eu du son… Et puis arrive la dernière note. Il y avait du son et, maintenant, il n’y en a plus, et parfois on se découvre soit naïf, soit poète, en constatant qu’on a vécu quelque chose qui a existé, et qui n’existe plus.
D. Barenboim et E.W. Said, Parallèles & Paradoxes (2002)
Un autre point très important, à mon avis, est que si l’on étudie la musique au sens le plus profond du terme - l’interdépendance des notes, des harmonies, du rythme, et le rapport de tous ces éléments avec la vitesse ; si l’on considère la non-respectabilité intrinsèque de la musique, le fait qu’elle soit chaque fois différente parce qu’elle jaillit à des moments différents –, on apprend beaucoup de choses sur le monde, sur la nature, sur les êtres humains et les relations humaines. Et du coup, il s’agit, à bien des égards de la meilleure école pour la vie, vraiment. Et cependant, dans le même temps, c’est un moyen de fuir le monde. C’est avec cette dualité de la musique que nous aboutissons à un paradoxe. Comment est-il possible qu’un art qui vous apprend tant de choses sur le monde, la nature et l’univers, et, pour des gens religieux, sur Dieu – qu’un art qui soit si clairement capable de vous apprendre tant de choses puisse précisément servir en même temps à fuir ces choses ? Ce paradoxe des effets de la musique me fascine.
Chaque fois que nous parlons de musique, nous parlons de la manière dont elle nous affecte, et non de la musique elle-même. À cet égard, c’est comme Dieu. Nous ne pouvons pas parler de Dieu, ou de ce qu’on appelle par ce nom-là, nous pouvons seulement parler de notre réaction par rapport à une chose –certains savent que Dieu existe, et d’autres refusent d’admettre qu’Il existe –, mais nous ne savons pas parler de cette chose. Nous ne pouvons parler que de notre réaction par rapport à elle. De la même manière, je ne pense pas que l’on puisse parler de la musique. On ne peut parler que d’une réaction subjective par rapport à elle.
Edward W. Said : Il y a tout un type de discours dans l’histoire de la religion – qu’on appelle mysticisme, soufisme, ou autrement – selon lequel l’expérience religieuse est celle de l’ineffable, du non-dit, de l’inatteignable, de l’inaccessible. Ce discours existe probablement dans toutes les religions monothéistes, et, à certains degrés, dans certaines religions polythéistes. Il est très intéressant de remarquer que dans le cas de certains compositeurs – on pense à Messianen et, certainement, à Bach – il y a une tentative non pas tant d’approcher le divin que d’incarner le divin. Pensons au langage mystique – qu’on lise saint Jean de la Croix ou qu’on lise Ibn ‘Arabi, qui est un grand mystique arabe. Il y a là une conviction fantastiquement puissante qui me fascine, ces hommes nous communiquant, en effet, la parole de Dieu. Et ils ne diront pas : « Voilà, c’est à peu près cela. » Ils diront : « Non. C’est Dieu qui parle à travers moi. » Ainsi, je pense que c’est un phénomène encore plus puissant que ce dont nous avons discuté.
C’est tout à fait étrange, du moins pour moi, qui suis quelqu’un de totalement étranger à la religion. Je suis tout à fait laïque, à cet égard Mais je suis très attiré par les œuvres de ce genre, et pas seulement à cause de leur caractère religieux. C’est parce que je persiste à penser, dans le cas de Bach, dont les formes sont si rationalistes, si je puis dire, que la représentation du drame biblique dans une œuvre aussi riche et impressionnante que La Passion selon sait Matthieu peut être expliquée en disant : « Eh bien, il doit y avoir une loi rationnelle, bien réelle, qui permet de l’expliquer. » Mais l’œuvre semble toujours échapper à l’auditeur. Je pense que c’est ce qui fait son pouvoir de fascination. D’aucuns diront : « On ne peut que s’en approcher. » On a effectivement l’impression d'être parfois plus proche de l’œuvre, mais elle reste toujours aussi insaisissable.
D.S. : Je pense que cela a rapport avec le phénomène de l’harmonie. Dans la musique tonale, c’est plus facile à expliquer. J’ai éprouve des sentiments et des impressions similaires avec la musique atonale, mais avec la musique tonale, c’est beaucoup plus facile à expliquer. Prenons le début du deuxième mouvement du 5eme Concerto pour piano de Beethoven, avec ses violons et ses altos soutenus et ses pizzicati de violoncelle et de basses : il est très facile de comprendre, d’une certaine manière, pourquoi on peut y voir une certaine forme de divinité.
E.W.S. : Ou une sorte de sérénité ultime.
D.B. : C’est l’impression d’harmonie que l’œuvre dégage – harmonie non seulement au sens musical, mais également au sens d’harmonie de pensée et d’harmonie des sentiments. Il y a de nombreuses façons de l’analyser. Il y a, bien sûr, d’une part la partie soutenue des violons et des altos qui parait avancer lentement, inexorablement, à la manière d’une marche. Cela donne une impression de grande sérénité. Mais il y a aussi les sons plus sourds, « pincés », des violoncelles et des doubles basses, qui donnent cette pulsation rythmique continue. On a l’impression que le monde entier est en harmonie : les sons soutenus et les sons pincés, le long et le court. Et il y a de la place pour que tout le monde coexiste de manière pacifique.
Je ne fais là, bien évidemment, que paraphraser l’œuvre. Mais toutes ces choses donnent le sentiment de ce que, je pense, les gens perçoivent comme étant la divinité, qui est un sentiment de sérénité, de tranquillité. Et puis, quand on en vient aux passages où il y a une grande tension harmonique avec du chromatisme en des accords non résolus, sans aller aussi loin que Tristan et Isolde - chez Beethoven, il y a un grand nombre d’accords de ce type, même s’il s’agit d’une seule note détonant ça et là -, pour de nombreux auditeurs, il y a aussi l’impression qu’il s’agit d’une protestation contre les diverses forces omniprésentes et toutes-puissantes qui existent au-dessus de nous… Je pense que la musique a la capacité de susciter de telles impressions.
D’une certaine manière, un morceau de musique, quelle que soit sa durée, peut immédiatement nous donner l’impression d’avoir vécu une vie entière, même s’il s’agit d’une courte valse de Chopin – telle la Valse Minute, qui ne dure qu’environ une minute et demie –, par le simple fait qu’il n’y avait pas de son, et que soudain, il y a eu du son… Et puis arrive la dernière note. Il y avait du son et, maintenant, il n’y en a plus, et parfois on se découvre soit naïf, soit poète, en constatant qu’on a vécu quelque chose qui a existé, et qui n’existe plus.
D. Barenboim et E.W. Said, Parallèles & Paradoxes (2002)
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