D’or fleurit l’arbre des grâces
Né de la terre et de sa sève fraîche

L’arbre s’enracine, robuste, dans la terre. Ainsi croît-il jusqu'à s’épanouir en fleurs qui s’ouvrent à la faveur du ciel. La levée de l’arbre est appelée. Elle traverse et mesure à la fois l’ivresse de la floraison et la sobriété de la sève nourricière. La croissance retenue de la terre et la prodigalité du ciel se répondent l’une l’autre en s’entre-appartenant. Le poème nomme l’arbre des grâces. Sa belle floraison recèle la chance du fruit immérité : le sacré et la libération, qui pour les mortels est grâce. Dans la floraison d’or de l’arbre règnent terre et ciel, divins et mortels. Leur cadre uni est le monde.
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Tout comme l’appel qui nomme les choses appelle à venir depuis le lointain et porte son appel au loin, de même le Dire qui nomme le monde est en lui-même un tel contraste : appel du loin – appel au loin. Il remet le monde aux choses, et en même temps abrite les choses dans l’éclat du monde. Celui-ci offre aux choses leur déploiement. Les choses : portée du monde. Le monde : faveur des choses.
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Car le monde et les choses ne sont pas l’un à côté de l’autre. Chacun, ils passent l’un à travers l’autre. Passant ainsi à travers, ils mesurent, à eux deux, un milieu. C’est là qu’ils sont à l’unisson. En tant qu’ainsi unis, ils sont intimement l’un pour l’autre. Le milieu de deux est la tendresse intense de l’intimité. Le milieu pour ce qui est deux, la langue allemande le nomme das Zwischen (l’entre-deux).
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L’intimité où monde et chose sont l’un pour l’autre n’est pas une fusion où tous deux se perdent. Il ne règne d’intimité que là où ce qui est à l’unisson, monde et chose, devient distinction pure et demeure distinct. Au milieu de deux, dans l’entre-deux où monde et chose diffèrent, dans leur inter, règne le Dis- de leur jonction. L’intimité, monde et chose, se déploie dans le Dis- de l’entre-deux, dans la Dif-férence. Le mot de Dif-férence est ici libéré de tout usage courant.
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La Dif-férence à présent nommée est Une en tant que telle. Elle est unique. A partir d’elle-même, la Dif-férence tient ouvert le milieu vers lequel et à travers lequel monde et choses sont réciproquement à l’unisson.
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La Dif-férence apaise doublement. Elle apaise en laissant reposer les choses dans la faveur du monde. Elle apaise en laissant le monde se contenter en la chose. En ce double apaisement de la Dif-férence est en propre : die Stille. Qu’est-ce donc que die Stille – la paix où règne le silence ?
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Doublement à la fois apaise la Dif-férence : les choses en leur déploiement de choses, et le monde à son déploiement de monde. Ainsi apaisés, chose et monde n’échappent jamais à la Dif-férence. Ils la sauvent bien plutôt dans l’apaisement, qui est pour elle-même la façon d’être la paix du silence.
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La Dif-férence est le recueil de l’injonction à partir duquel seulement est appelée toute injonction : que chacune appartienne au recueil. Le recueil d’injonction de la Dif-férence a déjà d’avance rassemblé en soi toute injonction. L’appel rassemblé sur soi qui assemble à soi dans l’appel, voilà ce que c’est que sonner, lui-même entendu dans le recueil de la résonance.
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L’appel de la Dif-férence est le double apaisement. L’injonction rassemblée, le recueil de l’injonction, en quoi la Dif-férence appelle monde et choses, cela est le recueil où sonne le silence de la paix (das Geläut der Stille). La parole est parlante dans la mesure où le recueil d’injonction de la Dif-férence appelle monde et choses à la simplicité unie de leur intimité.
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La parole parle comme recueil où sonne le silence. Le silence apaise dans la mesure où il supporte monde et choses en leur déploiement. Supporter monde et chose sur le mode de l’apaisement, tel est l’appropriement (das Ereignis) de la Dif-férence. La parole, recueil où sonne le silence, est pour autant que la Dif-férence proprement se donne. La parole se déploie en tant que Dif-férence parvenant à sa propriété – celle d’être Dif-férence pour monde et choses.
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Le recueil où sonne le silence n’est rien d’humain. L’être humain, au contraire, en lui-même est parlant. Ce mot : « parlant », signifie ici : amené à sa propriété à partir du parler de la parole. Ce qui est ainsi approprié, l’être humain, est porté par la parole en son propre ; son propre est de rester en propre confié au déploiement de la parole : recueil où sonne le silence. Un tel appropriement se fait propriété dans la mesure où pour le déploiement de la parole, recueil du silence, il faut le parler des mortels afin de pouvoir retentir comme recueil du silence aux oreilles des mortels. C’est seulement dans la mesure où les hommes sont à l’écoute, ayant place dans le recueil où sonne le silence, que les mortels sont capables, sur un mode qui leur soit propre, de parler en faisant retentir une parole.
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Parler, pour les mortels, c’est appeler en nommant, enjoindre à la chose et au monde de venir à partir de la simplicité de la Dif-férence. Ce qui est enjoint à l’état pur dans la parole mortelle, c’est là où a été parlé dans le poème. La poésie proprement dite n’est jamais seulement un mode (Melos) plus haut de la langue quotidienne. Au contraire, c’est bien plutôt le discours de tous les jours qui est un poème ayant échappé, et pour cette raison un poème épuisé dans l’usure, à peine encore se fait entendre un appel.
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Martin Heidegger, Acheminement vers la parole
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