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... il fut voué à l'observation amoureuse de la nature....

Les mouches tournoyaient dans un rayon de soleil. Les paroles de Gabrielle me reviennent à l’esprit : « Ses mains si joliment allongées. » Maintenant que j’essaie de fixer mes impressions, je ne peux me retenir d’ouvrir le tiroir et de sentir les gants de Renoir, gris pâle et si petits. Je les replace dans leur papier de soie et je retourne à l’atelier du jardin, aux mains déformées de mon père et aux mouches. « Ah ! ces mouches ! » rageait-il en chassant l’une d’elles qui avait pris son nez comme cible. « Elles sentent le cadavre ! » Nous ne répondions pas. La mouche l’ayant abandonné, il retombait dans sa somnolence, hypnotisé par les évolutions d’un papillon, ou le bruit lointain d’une cigale. Le paysage était un concentré de toutes les richesses du monde. Les yeux, le nez, les oreilles étaient assaillis d’impressions contradictoires. « C’est enivrant », repetait-il. Il allongeait le bras et trempait son pinceau dans l’essence de térébenthine. Ce mouvement était douloureux. Il attendait quelques secondes, semblant se demander : « N’est-ce pas trop de mal ? Pourquoi ne pas renoncer ? » Un coup d’œil vers le motif lui rendait son courage. Il traçait sur la toile, avec un peu de laque de garance, un signe compréhensible de lui seul. « Jean, ouvre-moi un peu plus le rideau jaune ! » Une seconde touche de garance. Un « c’est divin ! » plus ferme. Nous le regardions. Il souriait et clignait de l’œil pour nous prendre à témoin de cette complicité qui venait de s’établir entre cette herbe, ces oliviers, ce modèle et lui-même. Au bout d’un instant, tout en peignant, il chantonnait. Une journée de bonheur commençait pour Renoir, une journée aussi merveilleuse que celle qui l’avait précédée ou que celle qui devait la suivre.
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Renoir était parvenu à réaliser le rêve de tout sa vie : « Faire riche avec des moyens pauvres. » De sa palette simplifiée à l’extrême, sur la surface de laquelle quelques minuscules « crottes » de couleur semblaient perdues, déferlaient le rutilement des ors et des pourpres, l’éclat des chairs gonflées de sang jeune et sain, la magie de la lumière victorieuse, et, dominant ces éléments matériels, la sérénité d’un être humain approchant de la connaissance suprême. Il dominait cette nature qu’il avait adoré tout sa vie. En retour elle lui avait finalement appris à voir au-delà de ses apparences et, comme elle, à créer un monde avec presque rien. D’un peu d’eau, de quelques minéraux et d’invisibles radiations la nature crée un chêne, une forêt. D’une étreinte naissent les êtres. Les oiseaux se multiplient, les poissons remontent les rivières, les rayons du soleil illuminent et vivifient ce grouillement. Cette profusion de richesses nées de sa palette austère est bouleversante dans le dernier tableau qu’il peignit le matin du jour où il se coucha pour ne plus se relever. Une infection du poumon le retenait à la chambre. Il demanda sa boite de couleurs et ses pinceaux, et peignit des anémones que Nenette, notre gentille servante, était allée lui cueillir. Pendant plusieurs heures, il s’identifia à ces fleurs et oublia son mal. Puis il fit signe qu’on lui reprit son pinceau et dit : « Je crois que je commence à y comprendre quelque chose. »
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Jean Renoir, Renoir, mon père
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