
Peut être l’image de Kiarostami est-elle tendue entre les deux pôles de la tradition qui est celle de son pays (de cette tradition à laquelle Le Vent nous emportera fait une référence majeure à travers les rites de deuil) : le pôle plus proprement persan d’un art figuratif majeure, l’un des plus anciens et des plus prégnants dans l’histoire de l’art méditerranéen, et le pôle islamique où l’abstention de la figuration est portée au comble de sa tradition monothéiste. Cette double polarité, en advenant au cinéma (au monde occidental), en croise une autre, judéo-grecque, qui donne un autre schème de l’ambivalence autour de l’image : s’organise ainsi une configuration complexe des rapports entre présence et absence d’une part, apparence et réalité de l’autre. Cette configuration – dont le cinéma est à la fois un produit et un élément désormais constitutif – définit un monde qui se distingue avant tout des mondes pour lesquels la présence (l’être, la chose, le réel et la communication d’un sens) est d’abord donnée (comme elle l’est dans les symboles et les rites d’un deuil traditionnel). Dans le monde qui est le nôtre, tout d’abord le donné est retiré : il est opaque ou il est retiré (qu’on pense de nouveau aux ouvertures des films : porte ou camion barrant l’écran, passage dans un tunnel…).
L’image définit alors un monde où le donné doit être redonné : il doit être reçu et recrée pour être ce qu’il est. (De là que la hantise du monothéisme est celle de l’image en tant que son exécution reproduirait le geste de Dieu créateur : ne pas refaire le geste divin potier, telle est en particulier la motivation de la tradition islamique. En outre, la tradition sh’ite est peut-être plus particulièrement sensible à une dimension d’absence divine ou de secret.) Mais redonner le réel pour le réaliser, c’est proprement le regarder.
L’image définit alors un monde où le donné doit être redonné : il doit être reçu et recrée pour être ce qu’il est. (De là que la hantise du monothéisme est celle de l’image en tant que son exécution reproduirait le geste de Dieu créateur : ne pas refaire le geste divin potier, telle est en particulier la motivation de la tradition islamique. En outre, la tradition sh’ite est peut-être plus particulièrement sensible à une dimension d’absence divine ou de secret.) Mais redonner le réel pour le réaliser, c’est proprement le regarder.
.
*
*
.
Égard et regard sont à peu près le même mot : le re-gard indique le recul propice à l’intensification de la garde, de la prise en garde (cf. un radical germanique wardon/warten). Pour garder on veille et on surveille, on observe, on est attentif et en attente. On prend soin de ce qui est là-devant et de la manière dont cela se présente : on le laisse se présenter – donc aussi on lui laisse le champ d’un retrait où la présence est en réserve, où elle garde elle-même sa réserve, comme toutes ces jeunes filles derrière leur voile noir, masse sombre d’où s’avancent les visages clairs qu’observe le réalisateur pour choisir l’une d’elles (ce sera Tahereh).
Le regard est un égard, par conséquent un respect. Le mot respect lui aussi procède du regard (respicere) : c’est un regard tourné vers…, guidé par une attention, par une observance ou par une considération. Le juste regard est un respect pour le réel regardé, c’est-à-dire une attention et une ouverture à la force propre de ce réel et à son extériorité absolue : le regard ne captera pas cette force, il la laissera se communiquer à lui, ou il communiquera avec elle. Regarder n’est en fin de compte rien d’autre que penser le réel, se mettre à l’épreuve d’un sens qu’on ne maîtrise pas.
La capture d’image dans le film –elle qui fait l’objet de l’image inlassable de la voiture, de ses fenêtres, pare-brise et rétroviseur comme autant de capteurs de vues – n’est une capture que pour être une délivrance. Le cadrage, la lumière, la durée du plan, le mouvement de la caméra libèrent un mouvement qui est celui d’une présence en train de se faire. Le « réalisateur » ne réalise rien d’autre qu’une réalisation de réel : de ce réel que rend possible un regard respectueux.
Égard et regard sont à peu près le même mot : le re-gard indique le recul propice à l’intensification de la garde, de la prise en garde (cf. un radical germanique wardon/warten). Pour garder on veille et on surveille, on observe, on est attentif et en attente. On prend soin de ce qui est là-devant et de la manière dont cela se présente : on le laisse se présenter – donc aussi on lui laisse le champ d’un retrait où la présence est en réserve, où elle garde elle-même sa réserve, comme toutes ces jeunes filles derrière leur voile noir, masse sombre d’où s’avancent les visages clairs qu’observe le réalisateur pour choisir l’une d’elles (ce sera Tahereh).
Le regard est un égard, par conséquent un respect. Le mot respect lui aussi procède du regard (respicere) : c’est un regard tourné vers…, guidé par une attention, par une observance ou par une considération. Le juste regard est un respect pour le réel regardé, c’est-à-dire une attention et une ouverture à la force propre de ce réel et à son extériorité absolue : le regard ne captera pas cette force, il la laissera se communiquer à lui, ou il communiquera avec elle. Regarder n’est en fin de compte rien d’autre que penser le réel, se mettre à l’épreuve d’un sens qu’on ne maîtrise pas.
La capture d’image dans le film –elle qui fait l’objet de l’image inlassable de la voiture, de ses fenêtres, pare-brise et rétroviseur comme autant de capteurs de vues – n’est une capture que pour être une délivrance. Le cadrage, la lumière, la durée du plan, le mouvement de la caméra libèrent un mouvement qui est celui d’une présence en train de se faire. Le « réalisateur » ne réalise rien d’autre qu’une réalisation de réel : de ce réel que rend possible un regard respectueux.
.
*
*
.
Bien loin de s’incliner devant une supériorité, le respect se met à la hauteur de ce qu’il respecte : à la même hauteur dans l’altérité. L’altérité est celle d’un autre regard.
.
Bien loin de s’incliner devant une supériorité, le respect se met à la hauteur de ce qu’il respecte : à la même hauteur dans l’altérité. L’altérité est celle d’un autre regard.
.
Jean-Luc Nancy, L’évidence du film
.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.