Pour illustrer l’idée de transmutation, prenons l’exemple d’un sage taoïste, Chuang Tzu, qui vécut au IVe siècle av. J.-C. Voici ce qu’il dit : « Jadis, une nuit, je fus un papillon voltigeant content de son sort. Puis je m’éveillai, étant Chuang Tzu. Qui suis-je en réalité ? Y a-t-il transformation (transmutation réelle) d’un individu à un autre ? »

Toshihiko Izutsu, l’historien des religions, commentant ce passage, ajoute que la transmutation des choses wu hua est un des concepts clefs de la philosophie de Chuang Tzu. Ce que veut dire le sage chinois est ceci : la réalité dans son sens profond est totalement différente de celle qu’entend la raison. Afin d’en saisir le secret profond, il faut se défaire de sa conscience normale, se libérer de son identité apparente. Tous les objets et les perceptions doivent ainsi perdre leur couleur particulière et être portés à un état de confusion, proche du Chaos primordiale. Ce dernier est un niveau ontologique où les états de rêve et de sommeil perdent complètement leur distinction essentielle, où le sens même d’une telle distinction se volatilise. Sur le plan subjectif, il s’agit d’un état de conscience où rien – strictement rien – ne se manifeste comme soi-même, où tout peut se transmuer en toute autre chose. Il y va donc d’un nouvel ordre de réalité où les êtres, libérés des chaînes de leurs déterminations sémantiques, se transforment les uns dans les autres sans aucune contrainte quelconque.
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Mais cette transmutation comporte deux aspects. D’un côté, elle désigne une situation où les choses se transmuent les unes dans les autres, tant et si bien qu’elles finissent par fusionner dans une sorte d’unité absolue, transcendant le temps, devenant un ordre supratemporel des choses. De l’autre, cette unité acquise éclôt à présent devant l’œil du voyant dans une vision kaléidoscopique extrêmement variée et diversifiée, comme la multiplicité même du monde. Finalement, ces deux aspects se réconcilient dans la vision transfiguratrice du sage qui voit l’un dans le multiple et le multiple dans l’un.
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Pour en revenir au saut qualitatif qui fissure notre monde et introduit une faille césurale entre l’en deçà et l’au-delà du miroir (point du rupture dont le dépassement équivaut à transmuer à un autre niveau de sens), j’ajouterai surtout que ce « passage » a toutes les caractéristiques d’une inversion de nos catégories rationnelles. Il s’agit, en effet, d’être ici et ailleurs en même temps, comme si les facultés sensibles, tout en opérant au plan matériel, tiraient leur vision d’ailleurs, étant soumises au suprasensible. Prenons à présent un exemple concret. Les changements que nous fait subir la virtualisation sont grosso modo les suivants : la mondialisation du temps présent, la vision kaléidoscopique opérant à plusieurs registres de temporalisation, la synesthésie tactile découlant de l’interaction de tous les sens, l’espace à deux dimensions (comme si on tenant les objets plutôt que comme si on les voyait), la mosaïque configurative de tous les niveaux de conscience, les prolongements des sens qui projettent une sorte de conscience collective, etc. Tout cela met en valeur, comme on l’a vu déjà, le simultané, l’empathie, l’effet Möbieus, bref, la juxtaposition de toutes les étapes de notre civilisation, mais ceci demeure toujours pour ainsi dire au plan du sensible, c’est-à-dire en deça du miroir.

Imaginons-les maintenant à un autre niveau de perception, autrement dit au-delà du miroir. Que s’y passe-t-il exactement ? Pour répondre à cette question, nous avons, la réponse d’un grand philosophe persan du XVIIe siècle, Molla Sadra Shirazi : ce dont il s’agit, selon lui, c’est une transfiguration des sens, grâce à la faculté imaginative de l’âme.
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« Toutes les facultés de l’âme sont devenues comme si elles étaient une faculté unique, laquelle est la puissance de configurer et de typifier (taswîr, tamthîl) ; son imagination est devenue elle-même une perception sensible du suprasensible : sa vue imaginative est elle-même comme sa vue sensible. De même, son ouïe, son odorat, son goût, son toucher, tous ses sens imaginatifs sont eux-mêmes alors comme des facultés sensibles, mais ordonnées au suprasensible. » C’est donc la faculté imaginative de l’âme qui, grâce à l’inversion du temps et l’espace, ouvre l’œil intérieur et permet la transfiguration des sens. Et c’est à ce niveau de transfiguration que les cultures se comprennent vraiment, que les symboles se transmuent l’un dans l’autre, que les esprits entrent réellement en contact, non d’une façon superficielle, mais devenant pour ainsi dire ontologiquement « contemporains ». Ils découvrent, en d’autres termes, les concordances archétypales d’une profonde expérience existentielle. En parlant de cette concordance, Emile Cioran fait allusion à l’œuvre monumentale de Rudolf Otto, West-Östiche Mystik. « Pourquoi ce livre est intéressant ? Il montre des parallèles. L’idée même quil puisse y avoir une influence quelconque est impossible. » Car à ce niveau-là, il s’agit uniquement d’expérience mystique. Et Cioran de conclure : « La voie mystique est inconcevable sans l’expérience, il faut avoir traversé… »
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Daryush Shayegan, L’espace des transmutations
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