Apprendre à apprivoiser l'infini. L'infini, Ahmed le parcourt en tous sens depuis son plus jeune âge. C'est un garçonnet de treize ans, rencontré dans l'oasis de Tamerza et avec qui, Sylvia et moi, sommes vite devenus amis. Sa mère et ses deux soeurs sont des Berbères à la peau claire. Lui, est noir comme un Soudanais. Il porte l'Afrique africaine en son sang. Un visage plus qu'intelligent : attentif, scrutateur. Il connaît le désert par coeur, c'est-à-dire qu'il en connaît le coeur. À dix ans, ces gosses qui tournent autour de vous dans l'espoir d'un bakchich savent déjà tout faire. Ils ont dans leur cerveau et dans leurs mains des pouvoirs, des possibilités qui manquent totalement en Occident aux enfants de leur âge. Corps d'enfants, désirs d'adolescent, savoir-faire d'adulte : trois âges en un seul être. Trois âges et l'instinct du parcimonieux, la science du difficile, un art de l'impossible qui leur permet de subsister dans des conditions impensables pour nous. A dix ans, la misère les a programmés pour affronter l'hostile, dominer l'inhumain, maîtriser le désert.

La maison d'Ahmed dans le vieux village : une cour et une pièce unique. Dans la cour, des poules, du bois mort et des palmes séchées pour le feu, des poteries. Dans la pièce, des couvertures à même le sol pour dormir, un réchaud, quelques ustensiles. Rien de plus. Tout se fait par terre, le sommeil, la cuisine, les loisirs. C'est là qu'on attend, qu'on rêve, qu'on reçoit. Pendant que la mère d'Ahmed nous prépare ce thé noir, épais dont raffolent les Berbères, je regarde ces lieux du rare, du dénuement, ces murs exténués. J'ai devant moi un décor qui n'a jamais changé depuis des temps immémoriaux. Le décor où ont vécu paysans, saisonniers, sujets de ces émirs, de ces sultans dont on ne connaît, en Occident que les fastes et que les palais, mais dont on ignore le peuple, sans lequel ils n'auraient pu être. Or le peuple vivait dans ce décor-là. Terre, laine et poterie : voici les trois emblèmes de cette vie rurale, voilà le vrai blason du Sud, de tous les Sud.

Quand je dis qu'Ahmed sait apprivoiser l'infini, cela veut dire surtout qu'il maîtrise parfaitement les inconvénients du désert. Hier, il nous a emmenés, Sylvia et moi, à quelques kilomètres du village pour chercher des nodules de silex aux formes étranges. Nous sommes partis à pied dès l'aube pour éviter la canicule mais le retour a dû se faire quand même en pleine chaleur de midi. Deux heures de marche ont suffi pour que je me sente exténué, ruisselant de sueur. De plus, je me suis mal chaussé, et le sable s'insinue sous la plante et me brûle les pieds. J'avais l'impression de marcher sur une véritable fournaise. Ahmed avançait devant moi. Et je ne m'en aperçus qu'à l'arrivée : il marchait pieds nus sur le sable en feu et il chantait !


Jacques Lacarrière, Sourates
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