Comme exemple de mes efforts pour faire ressortir les différences et prévenir toutes confusions, je me référerai à l’œuvre de l’un des plus grands philosophes iraniens, Mollâ Sadrâ Shîrâzî (XVIIe siècle), lui-même grand herméneute de l’Ishrâq de Sohravardî. J’ai traité de Mollâ Sadrâ dans plusieurs de mes livres ; j’ai publié et traduit entièrement un traité de lui et fait plusieurs cours sur ses œuvres, tant à Paris qu’à Téhéran. Mollâ Sadrâ est l’auteur d’une véritable révolution en métaphysique, dans la philosophie traditionnelle islamique. Il fut le premier à ébranler la vénérable métaphysique de l’Essence, pour lui substituer une métaphysique donnant à l’acte d’exister, à l’existence, priorité et primauté sur l’Essence. Il n’en fallait pas plus pour que j’entendisse à Téhéran des étudiants et chercheurs proclamer avec conviction que Mollâ Sadrâ était le véritable fondateur de l’existentialisme ! D’autres, impressionnés par la cosmogonie et la psychologie grandiose de Mollâ Sadrâ, y retrouvaient avec fierté ce qu’ils avaient plus ou moins bien assimilés de l’évolutionnisme. Or la réminiscence johannique que l’on trouve chez Mollâ Sadrâ et tant d’autres philosophes iraniens : « Rien ne remonte au ciel hormis ce qui en est descendu », est complètement étrangère à l’évolutionnisme. La philosophie de l’Imagination active comme puissance purement spirituelle, chez Mollâ Sadrâ, autoriserait peut-être quelque comparaison avec le Bergson de Matière et Mémoire et de L’Energie spirituelle. Mais l’horizon eschatologique de nos philosophes iraniens n’est pas un horizon bergsonien.


Alors il m’a fallu chaque fois déployer de grands efforts et revenir à la charge pour éviter ces confusions qui ruinent toute tentative sérieuse de philosophie comparée. Et je l’ai fait en me servant de la clavis hermeneutica, c’est-à-dire en montrant que nonobstant quelque consonance, il subsistait une différence fondamentale telle que nous avions affaire à des modes de comprendre (modi intelligendi) procédant de modes d’être (modi essendi) entièrement différents. Il y avait à montrer que la hauteur de visée respective correspondait à des niveaux herméneutiques dont les degrés n’étaient pas les mêmes. Aussi bien, en publiant et en traduisant une œuvre de Mollâ Sadrâ, Le Livre des pénétrations métaphysiques, avais-je eu l’occasion d’insister longuement sur les particularités du vocabulaire de l’Être en grec et en latin, en arabe et en persan, en français et en allemand. Certes, les traducteurs de Tolède au XIIe siècle, que j’évoquais tout à l’heure, nous ont donné les éléments d’un vocabulaire philosophique arabo-latin où figurent les mots mâhîya (quidditas, essentia), wojûd (esse, existere), mawjûd (ens), etc. Il est à peine besoin de s’y reporter pour comprendre qu’il n’y a chez un Mollâ Sadrâ aucune trace de ce qui s’est appelé en France « existentialisme », je veux dire rien de cette philosophie de l’existence qui a pris ce nom. C’est que de part et d’autre les modes d’être qui sont les supports de la primauté conférée à « l’exister » sont radicalement différents. Cela, sans préjudice du jugement exprimé par Heidegger lui-même à l’égard de l’ « existentialisme », mot que les heideggériens de la première heure n’auraient jamais prononcé.

Alors nous touchons à la différence fondamentale de laquelle résulte le passage, « mon passage », de Heidegger à Sohravardî, différence sur laquelle je voudrais conclure. Je viens d’indiquer comment l’usage de la clavis hermeneutica que Heidegger nous a mise en main, n’implique nullement une adhésion à sa Weltanschauung. L’herméneutique procède à partir de l’acte de présence signifié dans le Da du Dasein ; elle a donc pour tâche de mettre en lumière comment, en se comprenant elle-même, la présence-humaine se situe elle-même, circonscrit le Da, le situs de sa présence et dévoile l’horizon qui lui était jusque-là resté caché. La métaphysique des Ishrâqîyûn, par exellence celle d’un Mollâ Sadrâ culmine en une métaphysique de la Présence (hozûr). Chez Heidegger, s’ordonne autour de ce situs toute l’ambiguïté de la finitude humaine caractérisée comme un « Être-pour-la-mort » (Sein zum Tode). Chez un Mollâ Sadrâ, chez un Ibn ’Arabî, la présence telle qu’ils l’éprouvent en ce monde, telle donc que la leur dévoile « le phénomène du monde » vécu par eux, n’est pas une Présence dont la finalité est la mort, un être-pour-la-mort, mais un « être pour au-delà-de-la-mort », disons : Sein zum Jenseits des Todes. On s’aperçoit d’emblée que la conception du monde, l’option philosophique pré-existentielle, que ce soit chez Heidegger, que ce soit chez nos théosophes iraniens, est elle-même un élément constitutif du Da du Dasein, de l’acte de présence au monde et de ses variantes. Dès lors, il n’y a plus qu’à serrer d’aussi près que possible cette notion de Présence. A quoi la présence-humaine est-elle présente ?

L’enquête commencera comme de juste par la gnoséologie des Ishrâqîyûn. Ils distinguent ceci : il y a une connaissance formelle (’ilm sûrî) qui est la connaissance de forme courante ; elle se produit par l’intermédiaire d’une re-présentation, d’une species, actualisée dans l’âme. Et il y a une connaissance qu’ils désignent comme une connaissance présentielle (’ilm hozûrî) laquelle ne passe pas par l’intermédiaire d’une représentation, d’une species, mais est présence immédiate, celle par laquelle l’acte de présence de l’âme suscite elle-même la présence des choses et se rend présentes à elle-même, non plus des objets, mais des présences. C’est la connaissance qu’ils typifient aussi comme connaissance « orientale » (’ilm ishrâqî), qui est à la fois le lever de l’Orient de l’être sur l’âme et le lever de l’illumination matutinale de l’âme sur les choses qu’elle révèle et se révèle à elle-même comme des comprésences. Il importe de bien conserver toujours au mot Ishrâq sa signification première, celle du lever et du levant de l’astre, l’astre à son Orient. Mais c’est ici un Orient qu’il ne faut pas chercher sur nos cartes géographiques, c’est la Lumière qui se lève, Lumière antérieure à toute chose révélée, à toute présence, puisque c’est elle qui les révèle, elle qui fait la Présence.


Henry Corbin, De Heidegger à Sohravardî (ici)
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