Considérons d'abord le choc astronomique causé par la prise de conscience de l'immensité de l'espace. Cette dimension, nous le savons maintenant, n'est pas un luxe inutile. Dans un monde plus petit, à l'échelle de celui de Dante ou des cosmologies antiques, la matière n'aurait jamais pu donner naissance à la vie et à la conscience. Pour faire des atomes, il faut des noyaux atomiques. Ces noyaux se constituent au sein d'étoiles massives. Pour engendrer suffisamment d'atomes, il ne suffit pas d'une seule étoile, il en faut des générations qui se succèdent, pendant des milliards d'années, au sein de galaxies semblables à notre Voie lactée. D'innombrables explosions stellaires ont éjecté et dispersé leurs moissons d'atomes fertiles dans l'immensité des espaces sidéraux.

Il nous apparaît maintenant évident que l'organisation de l'univers est une condition essentielle à l'émergence de la vie sur la Terre. Pour plusieurs raisons :

D'abord, parce qu'elle provoque le refroidissement cosmique, laissant aux particules la possibilité de s'associer. De plus, en s'accroissant sans cesse l'espace entre les galaxies, elle dilue efficacement l'entropie dégagée dans la nature et permet aux systèmes complexes de s'agencer. La vie met plusieurs milliards d'années à émerger. Pendant cette durée, l'expansion étale les galaxies sur des milliards d'années-lumière. Le choc astronomique a remplacé un ciel minuscule, peuplé de personnages anthropomorphes, par un espace gigantesque, bourdonnant de la fièvre de la gestation cosmique à laquelle nous devons notre existence. Le rôle de l'espace n'est pas seulement, comme le croyaient nos ancêtres, d'héberger l'humanité, mais aussi de l'engendrer. Et cela prend beaucoup, beaucoup de place...

La découverte de l'évolution biologique a provoqué le second choc. En lui juxtaposant l'évolution chimique dans l'océan primitif et l'évolution nucléaire dans les étoiles, nous découvrons progressivement les étapes de notre gestation cosmique. Loin de descendre des dieux, nous sommes le résultat d'une longue ascension. Nous émergeons d'une lignée d'ancêtres où nous reconnaissons, tour à tour, et en ordre chronologique inversé, les primates, les reptiles, les poissons, les cellules, puis, auparavant, les molécules géantes, les molécules simples, les atomes, les noyaux, les nucléons et les particules élémentaires du Big Bang. La combinatoire des lettres et la superposition des alphabets sont les recettes favorites de la nature pour engendrer la complexité.

Cette remontée, jusqu'à l'origine de notre arbre généalogique, nous révèle notre insertion dans le grand mouvement d'organisation de la matière universelle et notre parenté profonde avec tout ce qui existe. En même temps, nous comprenons un peu mieux comment l'organisation et la complexité ont pu émerger du chaos primordial. Entre les particules de la purée cosmique, des forces s'exercent qui vont façonner la matière dès que la température décroissante leur en donnera l'opportunité. Le hasard aura sa place dans ce jeu des forces, mais son rôle sera réinterprété.

Il y a quelques décennies, l'existence de phénomènes aléatoires dans l'évolution animale semblait être une bonne preuve de l'absence de « projet » dans la nature. Dans le cadre de l'évolution, le hasard nous paraît jouer un rôle essentiel dans l'actualisation des immenses potentialités de la matière. La richesse et la diversité des formes dans le royaume des vivants proviennent du fait que les lois de la physique permettent l'existence d'un très grand nombre d'êtres différents.

Les collisions des noyaux dans les brasiers stellaires, les captures moléculaires dans l'océan primitif, l'impact des rayons cosmiques sur les gènes dans les cellules vivantes sont autant de phénomènes aléatoires qui engendrent en permanence du nouveau et de l'inédit. C'est par eux que la nature va trouver l'occasion de manifester ses fantastiques possibilités. Un univers sans hasard, une matière où tous les événements seraient déterminés n'offrirait au regard que grisaille et monotonie.


Hubert Reeves, L'heure de s'enivrer
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