L'eau est un lait dès qu'elle est chantée avec ferveur, dès que le sentiment d'adoration pour la maternité des eaux est passionné et sincère. Le ton hymnique, s'il anime un coeur sincère, ramène, avec une curieuse régularité, l'image primitive, l'image védique.

Dans un livre qui se croit objectif, presque savant, Michelet, en livrant son Anschauung de la Mer, retrouve tout naturellement l'image de la mer de lait, de la mer vitale, de la mer nourriture : « Ces eaux nourrissantes sont denses de toutes sortes d'atomes gras, appropriés à la molle nature du poisson, qui paresseusement ouvre la bouche et aspire, nourri comme un embryon au sein de la mère commune. Sait-il qu'il avale ? À peine. La nourriture microscopique est comme un lait qui vient à lui. La grande fatalité du monde, la faim, n'est que pour la terre ; ici, elle est prévenue, ignorée. Aucun effort de mouvement, nulle recherche de nourriture. La vie doit flotter comme un rêve. » N'est-ce-pas de toute évidence le rêve d'un enfant rassasié, d'un enfant qui flotte dans son bien-être ?


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Enfin, la meilleure preuve que l'image « nourricière » commande toutes les autres images, c'est que Michelet n'hésite pas, sur le plan cosmique, à passer du lait au sein : « De ses caresses assidues, arrondissant le rivage [la mer] lui donna les contours maternels, et j'allais dire la tendresse visible du sein de la femme, ce que l'enfant trouve si doux, abri, tiédeur et repos. » Au fond de quel golfe, devant quel cap arrondi, Michelet aurait-il pu voir l'image d'un sein de femme s'il n'avait pas d'abord été conquis, repris par une force de l'imagination matérielle, par la puissance de l'image substantielle du lait ? Devant une métaphore aussi osée, pas d'autre explication que celle qui s'appuie sur le principe de l'imagination matérielle : c'est la matière qui commande la forme. Le sein est arrondi parce qu'il est gonflé de lait.

La poésie de la mer chez Michelet est donc une rêverie qui vit dans une zone profonde. La mer est maternelle, l'eau est un lait prodigieux ; la terre prépare en ses matrices un aliment tiède et fécond ; sur les rivages se gonflent des seins qui donneront à toutes les créatures des atomes gras. L'optimisme est abondance.


Gaston Bachelard, L'Eau et les Rêves
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