Partout, l'Être est en lutte avec le non-Être, et nul ne connaît le secret de cette voûte tournante. Partout la mort porte le message de la vie. Oh ! Heureux l'homme qui sait ce que c'est que la mort. Partout la vie est à bon marché comme le vent, elle est instable, mais est en quête de stabilité ! Mes yeux ont vu cent mondes éphémères, jusqu'à ce que mon regard parvienne aux confins de la création. Dans chaque monde, j'ai vu une autre lune et d'autres Pléiades, d'autres coutumes, d'autres formes de vie ! Le temps, dans chacun de ces mondes, s'écoulait comme un flot, ici lent, là plus rapide : en un lieu notre année équivalait à un mois, dans un autre, à un instant ; ce qui était beaucoup en un monde était peu dans un autre. Notre esprit, dans un monde, était plein de talents, dans un autre monde, humble et méprisé !

Aux confins de ce monde contingent, se trouvait un homme à la voix pleine de passion : son regard était plus perçant que celui de l'aigle, son visage trahissait la passion qui embrasait son coeur. À chaque instant augmentait la fièvre dans son sein, et il avait sur les lèvres un vers qu'il répétait sans cesse : « Ni Gabriel, ni paradis, ni houri, ni Dieu, seulement une poignée de terre brûlée du désir du coeur ! »

Je dis à Rûmî : « Qui est ce fou ? » Il répondit : « C'est un sage allemand. Il se tient entre deux mondes ; le chant de sa flûte est un chant antique. Cet Hallâj sans corde et sans gibet redisait de nouveau et différemment des paroles anciennes. Ses paroles étaient audacieuses et ses pensées élevées ; les Occidentaux furent coupés en deux par le glaive de ses discours ! Il ne trouva aucun compagnon dans ses extases : il était ivre de Dieu, on le prit pour un fou ! Les intellectuels ne connaissent rien à l'amour et à l'ivresse ils le remirent aux mains des médecins. Chez ces derniers, il n'y a que fraude et qu'hypocrisie : malheur à l'homme ivre de Dieu qui naît en Europe ! Avicenne ne tient compte que des traitements donnés dans les livres : on te perce une veine ou bien l'on te donne une pilule somnifère.

Nietzsche fut un Hallâj étranger à sa propre patrie ; il échappa aux mollahs, mais les médecins le tuèrent !

Il n'y avait pas en Europe d'homme connaissant la Voie mystique ; or, sa mélodie était trop puissante pour les cordes de son luth. Personne n'indiqua le chemin à ce voyageur, et cent accidents lui arrivèrent en cours de route. Il était une monnaie, et personne n'en fit l'essai ; il était un théoricien de l'action, et personne n'en fit un homme d'action. Un amant qui se perd dans ses propres soupirs, un voyageur qui s'égare sur son propre chemin ! Son ivresse brisa tous les flacons, il s'arracha de Dieu et à la fin de lui-même. Il voulait percevoir avec son oeil extérieur l'union de la Beauté et de la Puissance. Il voulait que jaillit de l'eau et de la terre ce fruit qui ne peut être produit que par le coeur seul. Ce qu'il cherchait, c'est le Degré de la Majesté divine, et ce niveau est au delà de la raison et de la sagesse. La vie est le commentaire des mystères du « Soi », Lâ et Illâ sont des étapes du Soi. Il s'arrêta au Lâ et ne parvint pas au Illâ, il disparut sans avoir compris le sens de « Serviteur de Dieu ». Embrassant les manifestations de Dieu, et pourtant en étant ignorant, comme le fruit est loin de la racine de l'arbre. Son oeil ne voulait voir que l'homme, et son cri audacieux était : « Où est l'Homme ? » Sinon, il aurait éprouvé de la répugnance pour les êtres terrestres, et comme Moïse, il aurait aspiré à la Vision de Dieu ! Oh! S’il avait pu vivre au temps de Ahmad, afin de parvenir à la Joie éternelle ! Sa raison était en discussion constante avec son Moi. Toi, suis ta propre route, car cette route est la meilleure. Avance maintenant, car voici un lieu où naissent les discours sans paroles.


Mohammad Iqbal, Le Livre de l'Éternité
traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch
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