L'écoute est fondamentale pour Héraclite. « N’étant pas versés dans l’écoute, ils ne savent pas non plus parler », dit un des fragments. Nous pourrions dire qu'ils ne savent pas penser, parler, ni agir. Le « ils » de ce fragment, ce sont les dormeurs, comme les appelle aussi Héraclite, ceux qui vivent de façon inconsciente et automatique, jour après jour, année après année, qui continuent de prétendre, malgré les démentis quotidiens que leur apporte la vie, qu'ils sont les auteurs de leurs pensées, de leur paroles et de leurs actes en tant qu'entités individuelles.

L'écoute dont parle Héraclite dans ses fragments ne devient possible que lorsque l'être humain réalise profondément la futilité ultime de toutes ses prétentions et stratégies. Il se passe alors quelque chose de frais : l'écoute est sans but, sans attente de quoi que ce soit, sans sujet et sans objet. Personne n'écoute et rien n'est écouté, mais il y a écoute. Si l'on veut, on peut appeler cela méditation, mais l'important c'est la réalité elle-même et non le concept ou le mot. Jusqu'à maintenant, l'écoute de l'homme, à peu d'exceptions près, a toujours été l'écoute de quelque chose, de quelqu'un. Il y a toujours quelque chose qui est attendu, quelque chose auquel on pourrait accéder par une voie, peut-être en faisant du yoga, en pratiquant la méditation, en priant, en devenant bouddhiste, ou chrétien, ou encore en fréquentant un ashram en Inde pendant des années. Ce n'est pas que ces démarches soient mauvaises, non ; c'est notre attitude qui est maladroite, c'est notre esprit de gain qui nous éloigne de ce que nous recherchons. Héraclite dit : « Si l'on n'attend pas l'inattendu, on ne le découvrira pas, lui qui est inexplorable et sans accès. » Il propose une écoute désencombrée du contenu de la mémoire, une écoute vraiment silencieuse, purgée de toute velléité de changer quoi que ce soit à ce qui est. Non que les changements vont cesser. Au contraire, Héraclite souligne le caractère dynamique de la manifestation de l'Unique : « Tout s’écoule », dit-il, « Tout cède et rien ne tient », ou encore « Le soleil est nouveau chaque jour », ou encore « On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve. » D'ailleurs, le seul changement véritable chez l'homme se produit au moment où il se laisse saisir de l'Inattendu.

Dans l'Antiquité, on a surnommé Héraclite « l'obscur », car très peu de gens parvenaient à saisir la portée de ses paroles. Rien de neuf en cela : les ténèbres ont-ils jamais pu saisir la lumière ? Héraclite est obscur pour qui n'est pas dans l'écoute humble, c'est-à-dire pour celui qui attend un message, ou, pire encore, qui attend une confirmation de son propre message. Depuis combien de temps écoutons-nous des messages ? Le « message » empêche l'intelligence d'aller jusqu'au bout d'elle-même. Par exemple, peut-on échanger de façon lumineuse en public avec des politiciens actifs ? Jamais, car ils ont toujours quelque message à faire passer. Ce n'est qu'à leur retraite que certains savent parfois écouter un peu et donc parler un peu mieux. Assez de messages ! Mais dans l'humilité de celui qui ne prétend plus savoir, qui n'essaie plus de prendre, d'appréhender une réalité, une grande lumière jaillit. Ce n'est pas une lumière quelconque par rapport à une possible obscurité, car cette lumière n'a pas de contraire. Toute affirmation a son contraire, mais le logos auquel se réfère Héraclite n'affirme rien : il est ce qu'il est. Ce n'est pas la lumière versus l'obscur, c'est la lumière de l'Obscur.

L'Obscur, c'est Cela qui est sans signe distinctif, qui n'est pas un objet à être saisi par un sujet ; c'est Cela qui est le saisissement lui-même, qui est pur regard, pure conscience. Cela ne peut être saisi, car Cela est saisissant. Chaque fois que nous prêtons une réalité objective à quelque objet que ce soit, physique ou subtil, tôt ou tard la vie nous envoie un démenti. L'homme doit faire l'expérience de la vacuité de réalité objective du « monde » : son essence n'est rien à quoi on puisse penser. La lumière véritable ne peut provenir que de l'Obscur, elle ne peut qu'être cet Obscur. Toute description, toute qualité, toute affirmation sont conceptuelles. Ce sont des histoires que nous nous racontons. Ces histoires peuvent pointer en direction de l'Obscur, elles peuvent faire signe vers l'Unique, mais elles ne le décrivent pas vraiment.




Jean Bouchart d'Orval, La Lumière de l'Obscur


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