Les œuvres dites semi-abstraites , celles que Turner n’a jamais exposé de son vivant portent en elles - effectivement - bien des promesses de la peinture moderne, elles semblent englober totalement l’histoire technique picturale des deux siècles suivants. On a parlé d’inachèvement concernant ces œuvres tardives, et ce depuis le fameux inventaire réalisé par le British Muséum du legs Turner, à sa mort, en 1851. C’est de là que vient la confusion, car ces œuvres ont reçus un statut mineur, une considération nulle et ont sombré dans l’oubli pendant de nombreuses années ; dans l’esprit des spécialistes et conservateurs anglais du 19 ème siècle toute tentative d’abstraction n’est pas encore une tentative de subversion, c’est plutôt un mouvement interrompu, une volition contrecarrée, une esquisse. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui c’est cette partie de l’œuvre de Turner qui nous semble la plus saillante et la plus profonde, comme le note John Walker : ( ces ) tableaux qui nous touchent le plus directement et qui procurent, à la majeure partie d’entre nous, le plus grand plaisir. Mais la confusion demeure : de quel inachèvement parlons-nous ?

Il est urgent de souligner que ces toiles tardives ne sont pas inachevées mais inachevables ; c’est-à-dire qu’elles indiquent une véritable aporie de la vision. C’est cela la seconde phase de la théorie du visible de Turner. La phase abstraite : celle du retrait absolu, de la distance, du flou et de la distorsion du réel. Turner ne présente pas des œuvres imparfaites, irréalisées, en attente de finalisation, mais des tentatives absolument finies, complètes, équilibrées, tentant de rendre une vision malade du monde, qui est aussi la vision vraie d’un monde malade. La raison ? Nous l’avons déjà évoqué : s’abstraire du monde, c’est-à-dire s’en dégager. Le monde représenté selon des règles opératoires non-conventionelles, celle de l’anormalité, du pathologique gagne en intelligence - paradoxalement il semble s’offrir plus limpidement à notre compréhension. C’est derrière l’apparente confusion des masses colorées, que pointe la puissante évidence du réel et du tangible dans sa solidité. Cette abstraction plastique, que Turner travaille constamment à partir de 1835, indique donc une authentique volonté de placer une distance entre sa conscience et le monde. Le passage de l’univers tenable et clair, à celui indéterminé, flou et distordu. Turner est globalement figuratif, il reste rigoureusement attaché à la prédominance du trait sur la couleur, il respecte les conventions chromatiques du romantisme, et bâtit une perspective exemplaire ; dans sa seconde tentative, celle de la vision inachevable, de l’aporie, toute cette ordonnance est balayée, elle et les quatre cents ans d’histoire de la peinture qui y sont attachés. La scène paraît brûlée par la radiation du soleil, chaque contour a fondu, chaque couleur se mêle à sa prochaine, et la perspective s’évanouit avec l’ambition figurative, le tableau recouvre ses deux dimensions originelles.

Ces abstractions de Turner, inachevables, aporétiques, impliquent encore une chose : un minimalisme basé sur une théorie du flou. La volonté nouvelle est de trouver l’essentiel dans le dépouillement ; trouver le plus évident, le plus aigu, dans le plus imprécis. Ceci n’est pas un simple paradoxe, mais la réaction sincère d’un romantique-ultime à la surcharge grossière de la plastique bourgeoise. Turner semble avoir écarté tout ce qui constitue le champ de l’inessentiel, les détails, la précision technique, architecturale, la futilité du réel. Le résultat pictural ne semble pas tant l’effet d’un choix conscient entre plusieurs éléments distincts, mais plutôt la conséquence d’un passage au crible, d’une discrimination ontologique. Turner, minimaliste parce qu’abstrait, ne s’attache qu’à ce qui existe vraiment. Le flou rentre dans le même champ conceptuel que la pathologie ophtalmologique dont nous parlions précédemment, il s’agit précisément de l’instrument d’un dégagement, d’une fuite - donc aussi du recul nécessaire à la com-préhension.


François-Xavier Ajavon, Turner : pathologie et inachèvement

.

.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.