Abbas Kiarostami : Je crois vraiment, sans nier évidemment mon propre travail, que les spectateurs reçoivent et comprennent les oeuvres chacun selon sa propre capacité. Je ne sais donc pas si ce que vous avez remarqué d'admirable dans mes photographies ou dans mes films s'y trouve réellement ou non. Je ne sais pas qui a dit que « la moitié d'une oeuvre est faite par celui qui la reçoit ».

Youssef Ishaghpour : Beaucoup de gens. Entre autres Conrad, qui a dit qu'un écrivain n'écrit jamais que cinquante pour cent d'un livre... Michel-Ange voyait une statue en puissance dans un bloc de pierre, quelqu'un d'autre verra dans une statue de Michel-Ange une pierre mal dégrossie qui ne sert même pas à boucher un trou ! En tout cas je ne crois pas que quelqu'un, même l'auteur d'une oeuvre puisse dire « la vérité » sur l'oeuvre. La vérité d'une oeuvre c'est l'ensemble des interprétations de cette oeuvre. Plus une oeuvre est grande, plus elle suscite d'interprétations, plus il existe de malentendu à propos d'une oeuvre, plus l'oeuvre est riche.

A.K. : Ce que vous venez de dire n'exige pas de réponse, mais cela me rappelle un vers du poète Rûmî : « C'est à partir de sa propre vision que chacun est devenu mon ami. »

Y.I. : Puisque nous sommes réunis ici à l'occasion de la parution de votre nouveau livre, je voudrais qu'on parle de vos photographies. Si vous n'étiez pas un grand cinéaste, je pourrais dire que vous êtes un très grand photographe, vous êtes évidemment l'un et l'autre... Les photographies que j'ai pu voir de vous étaient toutes des paysages. Est-ce que vous ne faites que ce genre de photographie ou bien vous n'exposez et ne montrez que des paysages ?

A.K. : Parfois, par nécessité, je photographie aussi les amis, mais je ne montre pas ces photographies.

Y.I. : Vos photographies de la nature sont d'une telle simplicité et pureté que, pour certains, elles évoquent un style japonais. Bien qu'une telle simplicité ait existé aussi chez Omar Khayyam en Iran en opposition avec une tendance culturelle attachée plutôt à la métaphore, à la rhétorique et aux manières alambiquées. Moi-même, sans savoir que vous pratiquiez le haïku, j'avais parlé de « satori » , comme l'illumination soudaine qui est, à la fois, l'appréhension et l'expression d'un sens, d'une rencontre de la présence du monde dans le plus petit élément et dans ce qui est passager. Ce qui peut être aussi une définition de la photographie. Mais cela dépend de qui est le photographe. Car il y a, chez vous, quelque chose de la soudaineté qu'on trouve dans les expériences mystiques, une présence soudaine de la nature. Et cela avant même que ce sentiment de la présence devienne conscient et soit pensé, vous avez déjà fait votre cadre et votre mise au point et vous avez déjà pris votre photographie. Dans tous vos paysages, il existe cette soudaine venue à la présence, comme d'une illumination. Car dans un arbre ou dans une montagne, c'est toute la nature qui se rend présente. C'est le mystère de l'être qui effleure l'image.

A.K. : Je ne cherche pas tout ceci, je ne fais que photographier la beauté de la nature.



AK


Y.I. : Certes, mais c'est là la beauté de la nature, et l'art, c'est d'arriver à la rendre visible par la photographie ! En réponse à Michel Ciment, vous avez dit que c'est à cause de la vie invivable de la ville et des difficultés rencontrées dans votre travail que vous avez cherché refuge, avec la photographie, dans la nature. En fait, même si l'on regarde dans l'histoire de la peinture, c'est toujours les gens de ville qui vont vers « la nature » . Car comme vous l'avez dit vous-même, les hommes qui vivent et travaillent dans la nature font partie d'elle, ils ne peuvent pas la voir. Cézanne disait qu'un paysan ne sait même pas ce que signifie un arbre, il ne le « voit » pas, pas plus qu'il ne voit un « paysage ». Le paysage ne peut être vu que par quelqu'un qui vient de l'exil de la ville. Et en même temps par quelqu'un qui ne peut pas entrer dans la nature. Là, il y a comme un seuil entre ces deux mondes, un seuil entre ces deux exils, qui se transforme en « cadre », qui devient le cadre. Comme si ce lointain de la nature était l'objet de votre aspiration. Un là-bas qui vous apparaît, parce que, en même temps, vous n'êtes pas dans la nature, et qu'il s'agit de la rencontre soudaine de ces deux exils.

A.K. : Pour m'exprimer brièvement je peux encore avoir recours à un vers de Rûmî, car c'est à cela que servent les poèmes ! « Celui qui est resté éloigné de son essence, recherche à rejoindre sa propre origine. » Ce que vous dites est juste. Cela existe. Mais cela ne s'est pas fait très consciemment. Maintenant, si je regarde en arrière après des années, si je reviens aux premiers jours de mes expériences avec la photographie, je trouve que j'avais un désir impératif et une très forte motivation pour quitter la ville. Indépendamment même de ce problème de la vie invivable de la ville que vous venez d'évoquer, il y avait aussi d'autres raisons qu'il n'est pas nécessaire de rappeler maintenant, ici. Mais quelque chose, comme une sorte d'insécurité, d' « intranquilité », me poussait, m'expulsait, hors de la ville. Cette sortie hors de la ville n'aboutissait pas nécessairement à la création d'une relation avec la nature. Cependant, comme de l'autre côté de la ville, il y a évidemment la nature et les villages, c'est ainsi que, sans l'avoir recherché, et sans décision préalable, je me suis retrouvé dans la nature. Mais je l'ai dit. Tout cela n'est pas très conscient. Ce qui n'est pas conscient est plus fort que la part consciente. Lorsque je prends des distances au bout des années, je vois que dans ce désir de photographier la nature, il y avait une motivation intérieure absolue et très forte qui n'était pas très consciente. Mais maintenant, quand j'y pense, je crois que j'ai dû avoir certainement des raisons suffisantes pour m'en aller de la ville. C'est pour cela que je répète ce vers : « Celui qui est resté éloigné de son essence, recherche à rejoindre sa propre origine. » Si je vais dans la nature, ce n'est pas pour voir la nature, ou pour y chercher, en comparaison avec la vie citadine en appartement, mon paradis idéal. Tout cela est accompagné de bien autre chose qui vient de ma vie « non naturelle » dans la ville. Car, en effet, rechercher le monde de la nature n'est que l'apparence des choses. Il y a bien plus derrière cette apparence, c'est que, à cause de cette vie, moi-même j'ai été transformé en un être « faux » qui ne me plaît pas beaucoup. C'est pourquoi, pour fuir cet être faux qui ne me plaît guère, je m'en vais dans la nature pour retrouver mon être véritable. Je le répète, tout cela n'était pas très conscient à l'époque. Mais, maintenant que je suis assis à côté de vous, en vous écoutant, je m'efforce à trouver une réponse...



Youssef Ishaghpour & Abbas Kiarostami, Dialogue


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