pour Mar R. Blanco


.......................ce sont des flammes
les yeux et ce sont des flammes ce qu'ils regardent,
flamme est l'oreille, le son est flamme,
braise les lèvres et tison la langue,
le toucher et ce qu'il touche, la pensée,
et le pensé, flamme est celui qui pense
tout se consume, l'univers est flamme
il brûle ce même rien qui n'est pas rien
sinon un penser en flammes, enfin la fumée :
il n'y a ni bourreau ni victime...
............................et le bruit


dans le soir du vendredi ? et le silence
qui se couvre de signes, le silence
qui dit sans dire, il ne dit rien ?,
ils ne sont rien les cris des hommes ?,
il ne se passe rien quand passe le temps ?,

- il ne se passe rien, seul un cillement
de soleil, un mouvement à peine, rien,
il n'y a pas de rédemption, il ne revient pas en arrière le temps,
les morts restent figés dans leur mort
et ne peuvent mourir d'une autre mort,
intouchables, cloués en leur geste,
depuis leur solitude, depuis leur mort
sans sursis ils nous regardent sans nous regarder,
leur mort c'est la statue de leur vie,
un toujours être déjà rien pour toujours,
chaque minute est rien pour toujours,
un roi fantôme régit ses battements de coeur
et ton geste final, ton dur masque
moulé sur ton visage changeant :
nous sommes le monument d'une vie
étrangère et non vécue, à peine notre

- la vie, quand fut-elle réellement notre ?
quand sommes-nous réellement ce que nous sommes ?
nous ne sommes jamais bien regardés, jamais nous ne sommes
en tête à tête sinon vertige et vide,
grimaces dans le miroir, horreur et vomissure,
jamais la vie est nôtre, elle est aux autres,
la vie n'est à personne, nous sommes tous
la vie -pain de soleil pour les autres,
je suis autre quand je suis, mes actes
sont davantage miens s'ils sont aussi à tous,
pour que je puisse être il me faut être autre,
sortir de moi, me chercher parmi les autres,
les autres qui ne sont pas si moi je n'existe pas,
les autres qui me donnent pleine existence,
je ne suis pas, il n'y a pas de je, toujours nous sommes autres,
la vie est autre, toujours ailleurs, très loin,
hors de toi, de moi, toujours à l'horizon,
vie qui nous dévit et nous aliène,
vie qui nous invente un visage et le pourrit,
faim d'être, ô mort, pain de tous,

Héloïse, Perséphone, Marie,
montre enfin ton visage pour que je voie
ma véritable figure, celle de l'autre,
ma figure de ce nous pour toujours à tous,
figure d'arbre et de boulanger,
de chauffeur et de nuage et de marin,
figure de soleil et de ruisseau et de Pierre et Paul,
figure de solitaire collectif,
réveille-moi, oui, je nais :
............................vie et mort

signent un pacte en toi, dame de la nuit,
tour de clarté, reine de l'aube,
vierge lunaire, mère de l'eau mère,
corps du monde, maison de la mort,
je tombe sans fin depuis ma naissance,
je tombe dans moi-même sans toucher mon fond,
recueille-moi dans tes yeux, assemble la poussière
dispersée et réconcilie mes cendres,
attache mes os divisés, souffle
sur mon être, enterre-moi dans ta terre,
ton silence de paix vers la pensée
contre elle-même aérée ;
..........................ouvre la main,

dame des moissons que sont les jours,
le jour est immortel, il s'élève, croît,
vient de naître et ne cesse jamais,
chaque jour est à naître, chaque lever de jour
est une naissance et je me réveille,
nous nous réveillons tous, il se lève
le soleil figure de soleil, Jean se réveille
avec sa figure de Jean figure de tous,
porte de l'être, réveille-moi, lève-toi,
laisse-moi voir le visage de ce jour,
laisse-moi voir le visage de cette nuit,
tout communie et se transfigure,
arc de sang, pont des battements de coeur,
emmène-moi de l'autre côté de cette nuit,
là où je suis toi nous sommes nous-mêmes,
au rein des prénoms enlacés,

porte de l'être ; ouvre ton être, réveille-toi,
apprends à être aussi, moule ta figure,
travaille tes traits, sois un visage
pour regarder mon visage et qu'il te regarde,
pour regarder la vie jusque dans la mort,
visage de mer, de pain, de roche et de fontaine,
source qui dissout nos visages
dans le visage sans nom, dans l'être sans visage,
indicible présence d'entre les présences...

je veux poursuivre, aller plus loin, et je ne peux pas :
l'instant se précipite en un autre et un autre,
j'ai dormi des rêves de pierre que je n'ai pas rêvé
et à la fin des ans comme des pierres
j'ai entendu chanter mon sang emprisonné,
avec une rumeur de lumière la mer chantait,
une à une cédaient les murailles,
toutes les portes se démolissaient
et le soleil entrait en trombe par mon front,
décillait mes paupières fermées,
décollait mon être de son enveloppe,
m'arrachait à moi, me séparait
de mon sommeil rude de siècles de pierre
et sa magie de miroirs revivait
un saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,
un haut jet d'eau que le vent arque,
un arbre bien planté mais dansant,
un cheminement de fleuve qui s'incurve,
avance, recule, fait un détour
et arrive toujours :

4 EHÉCATL



Octavio Paz, Pierre de Soleil
traduit par Juliette Schweisguth