La réalité — notre description du monde — est en train de subir une mutation rapide et profonde, depuis que nous sommes entrés dans l’ère des sociétés de communication et de contrôle. Potentiellement, les frontières n’existent plus et les langues vernaculaires reculent partout devant l’invasion d’une langue hégémonique dont la culture standard opère, à travers l’impressionnant développement des médias, un lavage de cerveau collectif d’autant plus efficace qu’il se fait par le plaisir, donc sans douleur. De ce point de vue, si le modèle du Meilleur des mondes triomphe, celui de 1984 a encore de beaux jours devant lui avec la conquête de la planète par l’informatique. Ce qui, en soi, pourrait être un extraordinaire outil de libération individuelle, est en passe de devenir un formidable moyen de contrôle. Dans un article bref mais suggestif, Gilles Deleuze montre que nous vivons aujourd’hui “l’installation progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination” ; que les sociétés “disciplinaires” d’enfermement de l’individu (famille, école, caserne, usine, hôpital, prison) cèdent la place à des sociétés de contrôle : non plus l’espace clos de l’usine mais l’espace ouvert et omniprésent de l’entreprise ; non plus l’école, mais la formation permanente ; non plus l’examen, mais le contrôle continu ; non plus l’hôpital, mais les soins à domicile. Apparemment libre de ses mouvements (il n’est plus enfermé), l’individu entre dans un système de coercition total parce qu’invisible et sans failles. Traversé par l’idéologie de la compétition qui l’annule en l’opposant aux autres (“gagner”) et en le séparant de lui-même (“se dépasser”), il n’est plus une signature, même plus un numéro, mais un signe numérique pris dans le réseau abstrait des flux (digitaux, monétaires...) qui trament aujourd’hui le monde.



Quelle place peut-il alors rester à la poésie (à la littérature) ? Aucune, bien évidemment. Et c’est ce qui la sauve. Du marché et de l’industrie culturelle auxquels certains arts, apparemment plus favorisés, comme le cinéma, la peinture ou même le roman, sont particulièrement soumis. Poignée de signes, souffle passant de bouche en bouche, le poème n’est pas un objet monnayable. Il n’a pas (il n’a jamais eu) de place, puisqu’il est le lieu vide d’une apparition : celle du présent dans le passage d’un corps. Intempestif, non programmable, inattendu, comme la vie, l’acte poétique (qu’il soit d’émission ou de réception) ne peut être qu’un acte de résistance. Littérature des catacombes — “underground” — où officie le petit éditeur tout à sa foi et à son sacerdoce, la poésie moderne n’existe qu’à s’opposer à toutes les formes de la modernité, étant par essence depuis sa naissance à la fin du XVIIIème siècle, comme l’a montré Octavio Paz, critique de la raison critique, retour du refoulé de l’idéologie du progrès et du rationalisme triomphant. Aujourd’hui, cependant le combat n’est plus seulement celui de la pensée rationnelle contre la pensée analogique, celui d’une vision linéaire de l’Histoire contre une vision de l’universelle correspondance, mais celui, beaucoup plus rude et redoutable, du monde du virtuel contre celui du réel. Parce que tout est médiatisé par l’écran (de l’ordinateur, de la télévision), n’existe que ce qui passe par lui. Si, comme on l’a vu, la réalité est, en son fond, I’aboutissement d’une construction indissolublement mentale et langagière, elle tend maintenant à devenir une construction de construction — une image d’image. Je perçois — je nomme —, non plus la chose que j’ai devant moi, mais son double cathodique ou numérique, nouvelle mise en forme s’ajoutant à la précédente. Le virtuel, c’est cela : l’indéfiniment différé. Même (et surtout) si l’on croit être “en direct”. La réalité sera de moins en moins une description du monde, variable selon les points de vue (les langues), pour devenir peu à peu une simulation uniformisée, généralisée. Règne du Même. Car la “communication”, n’est pas rapport au monde ou à l’autre, mais à l’écran. Avec lequel l’autre est lui-même en rapport. Distance infranchissable, parce que virtuelle. Abolition des corps. Et du réel.



D’où l’importance vitale de cette chose sans valeur utilitaire et marchande — donc inexistante — qu’est le poème. A la virtualité de la communication, il oppose le contact d’un langage corporalisé ; à la diffusion non-stop (tout communique partout et sans fin), le court-circuit, la syncope d’ un langage qui fait silence, qui ne communique rien “ parce qu’il n’est pas dans sa nature de signifier — écrit José Angel Valente —, mais de se manifester” et d’être "un lieu de manifestation" ; à la performance, à l’hypertrophie spectaculaire d’une identité médiatique (présentateurs, chanteurs, sportifs, politiciens ne sont que leur image), l’effacement du moi dans l’irruption (“Je est un autre”) de son altérité ; au règne du signe qui, renvoyant toujours à autre chose, m’arrache à l’ici maintenant du réel pour me perdre dans la forêt abstraite des images, des doubles, des simulacres, l’unité vivante et singulière d`une forme qui est avènement d’une présence, rythme ; à une temporalité fantôme (passé et futur inexistants, instant évanescent), dont la linéarité indéfiniment fragmentée fait de l’existence une course d’obstacles effrénée vers le vide, le présent sans cesse renaissant d’une énonciation, qui est le seul temps véritable ; au pouvoir, enfin, qui est confiscation du devenir par l’Histoire, du corps par l’image, de l’autre par le même — du réel par la réalité —, la fragilité d’une passion : celle de l’inconnu qui est celle de la vie même.



Jacques Ancet, La voix de la mer


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