L'Éternité et un jour est axé sur les dernières vingt-quatre heures de la vie d'un homme atteint d'une maladie incurable, avant son entrée à l'hôpital dont il sait pertinemment qu'il ne ressortira pas. La redécouverte des lettres d'Anna, sa femme morte depuis longtemps, et sa rencontre fortuite avec un enfant, un clandestin albanais, donneront une orientation imprévue et une signification particulière à cette ultime journée.



Gilles Marsolais



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Ça passe vite, si vite. La veille encore, petit garçon, il se levait, sur la pointe des pieds pour ne pas attirer l’attention de ses parents dans la chambre voisine, et il marchait, tel un Sioux, jusqu’à la terrasse. Là, soudain, c’est l’aube qui l’accueillait. Le ciel presque bleu, et, au loin, la mer si douce qui l’appelait… Et voilà que cinquante ans plus tard, une éternité qu’il a traversée comme un jour, Alexandre (auquel Bruno Ganz prête sa stature et son éternelle mélancolie) se prépare à entrer dans un hôpital dont il sait qu’il ne sortira plus. Donc, la vie, ce ne serait que cela : on courrait, on aimerait, on enfanterait, ou créerait, et l’on perdrait si vite ce que l’on n’aurait jamais cessé de chercher. Et l’on se retrouverait seul, avec un chien dont personne ne veut. Et vendue la propriété de son enfance, de son adolescence, de son âge d’homme : trop chère à entretenir. Bonne pour la casse, comme lui. Mais, alors que tout semble joué, un gamin entre dans la vie d’Alexandre. Un de ces « enfants des feux rouges », comme on dit en Grèce, petits sans-papiers qui nettoient votre voiture, un oeil sur le pare-brise et l’autre sur les flics qui les coursent. Tandis que la police charge (elle charge souvent, chez Angelopoulos, que ce soient des militants ou des enfants), Alexandre cache ce gosse silencieux qui ne répond à ses questions que par un sourire triste : petit frère de la Gelsomina imaginée, jadis, par Fellini dans La Strada. Avec ce petit homme qu’il ne peut s’empêcher d’aider (mais, en réalité, qui aide l’autre ?), qu’il ne pourra s’empêcher de sauver (mais qui sauve qui ?), Alexandre prend la route. Commence un de ces périples, à la fois réalistes et irréels, sans lequel aucun être ne peut prétendre à la paix. Tous les héros d’Angelopoulos se prénomment Alexandre et tous entreprennent une quête. « On part comment, pour quoi, pour où ? » se demande le héros du Pas suspendu de la cigogne. Ça ne fait rien : on part. « La première chose que Dieu ait inventée a été le voyage. Ensuite, le doute et la nostalgie », dit un personnage dans Le Regard d’Ulysse.

Longtemps, les voyages d’Angelopoulos se sont confondus avec l’histoire de la Grèce. Comment la réapprendre à son peuple, oublieux, désireux d’enterrer le souvenir de la guerre civile, la montée du fascisme. En pleine dictature des colonels, avec un enthousiasme que les interdits attisent, il signe La Reconstitution, Jours de 36 et son plus beau film avant L’Eternité et un jour : Le Voyage des comédiens. On y voyait une troupe parcourir le pays, jouant la même pièce, partout, rappelant à ceux qui voulaient bien l’entendre les leçons du passé et la foi en l’avenir. Treize ans plus tard, on les a retrouvés, ces comédiens, dans Paysage dans le brouillard, mais fatigués, exsangues. Ils cherchent vainement une salle pour un spectacle dont tout le monde se fout. Ils finissent par jeter l’éponge, à Salonique, et vendent à la criée leurs costumes pour mieux se dissoudre, se taire à jamais. Dans L’Eternité et un jour, on entend encore, à un moment, l’écho d’une manifestation. Un jeune homme qui en arrive porte un drapeau rouge, il entre dans le bus où ont pris place Alexandre et le petit garçon. Mais le bus est fantomatique, il semble bouger tout en restant sur place, et le militant, fatigué, s’endort. « L’Histoire ferme parfois la porte, mais continue d’avancer, explique Angelopoulos. Moi, je suis dans une salle d’attente et je guette l’ouverture de la porte. Mais je ne peux l’ouvrir moi-même. L’Histoire avance seule. » Peu à peu, Brecht, la révolte, le collectif se sont effacés pour laisser toute sa place à la quête individuelle. À la différence de tant d’autres cinéastes, Angelopoulos n’est pas désabusé parce qu’il a vieilli. Mais parce qu’il a vu vieillir des idéalistes tentés par le doute. « Le voyage, dit-il aujourd’hui, c’est se connaître mieux. Soi, mais aussi les autres et le monde. Dans la plupart de mes films, je pose la question de la maison. Où trouver l’équilibre entre soi et l’univers ? Moi, je n’en ai pas, de maison. Ou alors ce serait cette voiture conduite par un autre et qui me permettrait de voir défiler le paysage… »

Ce qu’il voit dans L’Eternité et un jour est encore plus bouleversant que dans ses autres films. On était habitués à ces paysages fouettés par la pluie, engorgés de brume. On les retrouve ici, mais entrecoupés de flambées de lumière, évoquant, à la manière de Proust, une recherche du temps perdu. On avait entendu déjà, dans Le Voyage à Cythère, la litanie d’un vieil homme, revenu en Grèce après un exil de trente ans, marchant entre les tombes de ses amis et les appelant par leurs noms. Mais rien à voir avec la douleur du petit garçon, entouré par d’autres « enfants des feux rouges », qui rend un dernier hommage à l’un des leurs, disparu. « Hé, Selim, dommage que tu ne sois pas avec nous, ce soir… Hé, Selim, qu’est-ce qui t’attend là où tu t’en es allé ?… » Et, bien sûr, on avait admiré, de film en film, la perfection des mouvements de caméra. Les cercles concentriques qui enfermaient en eux-mêmes les héros d’Alexandre le Grand. Les panoramiques qui encerclaient les personnages du Voyage à Cythère. Les longs travellings qui suivaient les deux enfants de Paysage dans le brouillard sur le chemin de l’Allemagne, à la recherche d’un père qui n’existe pas. Mais, outre leur beauté, on ne pouvait pas en ignorer le symbolisme. Parfois appuyé. Angelopoulos affirme ne procéder que par intuition. Certes. Mais tous ces plans- séquences superbes dont ses films sont parsemés apparaissent travaillés, calculés. On songe au plan fixe de plusieurs minutes du Regard d’Ulysse où, de jour de l’an en jour de l’an, le cinéaste résume l’histoire de l’après-guerre, avec son cortège d’arrestations, de perquisitions, de disparitions. Ou encore à la rencontre Mastroianni-Moreau dans Le Pas suspendu de la cigogne. Immense moment de cinéma d’une précision d’orfèvre. Il y a, évidemment, d’étonnants plans-séquences dans L’Eternité et un jour, mais d’une fluidité telle qu’on les remarque à peine…

Dans ce film, tous les thèmes de l’oeuvre d’Angelopoulos sont au rendez-vous : l’exil, la fuite et, bien sûr, la frontière. Celle du Pas suspendu de la cigogne avait une réalité tangible : il filmait un mariage, célébré sur les deux rives d’un fleuve qui séparait la Grèce de l’Albanie ; et dans des wagons arrêtés, des centaines de réfugiés de toutes nationalités nous contemplaient. (Avec ce plan, lors du tournage, Angelopoulos disait : « J’aimerais faire entendre une seule et même histoire contée en langues différentes. ») Ici, c’est en écoutant le récit du petit garçon, sa fuite d’Albanie, qu’Alexandre imagine cette frontière fantasmatique. Engluée dans le brouillard. Avec des silhouettes qui n’attendent plus rien, et surtout pas la liberté, accrochées à des grillages comme des insectes. Une frontière de mauvais rêve. L’Enfer de Dante… En même temps, ces brefs passages oniriques s’effacent, cette fois, devant la limpidité du propos : la prise de conscience d’un homme qui meurt.

L’Eternité et un jour, c’est les Fraises sauvages d’Angelopoulos. Et chez lui, c’est l’apaisement qui frappe, cet apaisement que l’on atteint seulement lorsque les dernières illusions sont enfuies. On rate sa vie. Quelle trace laisse-t-on sur terre, sinon des enfants qui, et c’est normal, renient vos souvenirs parce qu’ils ont les leurs à fabriquer ? Ou alors, si l’on est écrivain célébré, comme Alexandre, des balbutiements couchés sur du papier et destinés à mourir, eux aussi. « Mon seul regret, dit-il, c’est de n’avoir jamais rien terminé. Des mots jetés ici et là, comme une ébauche. » Et puis, toujours en voyage mais étranger partout, c’est à peine si Alexandre a écouté les autres. Sa femme, notamment, disparue depuis longtemps (Isabelle Renauld l’anime de sa présence charnelle et solaire le temps de quelques flash-back lumineux). Pourtant, elle lui demandait bien peu : qu’il lui consacre un jour, rien qu’un jour qu’il lui avait refusé par insouciance. « Traître ! » avait-elle seulement dit alors... Tout de même, il y aura eu, dans la vie d’Alexandre – et ce n’est pas rien –, le visage de ce gamin sans avenir avec lequel il aura passé les derniers jours de sa vie. Et puis le souvenir d’un dimanche de l’été 1939, où la lumière était si belle, la mer si bleue, les proches si proches et le malheur si lointain. Il y avait un bébé dans un berceau, une table bien mise ravagée par une averse, son escapade inutile sur la colline et les cris de joie qui avaient salué son retour : « Alexandre ! voilà Alexandre ! » Et la silhouette de sa femme, si belle, cachant sous un sourire un désarroi secret. Il ne s’en était pas rendu compte, sur le moment, mais le bonheur était là, tangible, et c’était si simple…

Dans Paysage dans le brouillard, un jeune homme, Oreste, découvrait dans une poubelle un bout de pellicule voilé et le montrait à Alexandre et à sa soeur. « On ne voit rien ! » disait le petit garçon. « Comment, répliquait Oreste, tu ne vois pas l’arbre qui est caché dans la brume ? » Mais pour découvrir ce qui se cache derrière l’image, il faut être poète, il faut être artiste. Comme l’auteur de ce film somptueux et tranquille, Palme d’or du festival de Cannes. « Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, dit Angelopoulos, dans aucun de mes films il n’y a le mot “fin”. » Au dernier plan de L’Eternité et un jour, une voix murmure : « Alexandre, Alexandre… » Et ce chuchotement est un appel vers un ailleurs que chacun redoute, espère et attend...



Pierre Murat, sur L'Éternité et un jour



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une leçon de cinéma (et d'amour)
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