Qu’était-ce donc que la vie ? Elle était chaleur, chaleur produite par un phénomène sans substance propre qui conservait la forme ; elle était une fièvre de la matière qui accompagnait le processus de la décomposition et de la recomposition incessantes de molécules d’albumine d’une structure infiniment compliquée et infiniment ingénieuse. Elle était l’être de ce qui en réalité ne peut être, de ce qui oscille en un doux et douloureux suspens sur la limite de l’être, dans ce processus continu et fiévreux de la décomposition et du renouvellement. Elle n’était pas matière et elle n’était pas esprit. Elle était quelque chose entre les deux, un phénomène porté par la matière, pareille à l’arc-en-ciel sur la cataracte et pareille à la flamme. Mais bien qu’elle ne relevât pas de la matière, elle était sensuelle jusqu’à la volupté et jusqu’au dégoût, l’impudeur de la nature devenue sensitive et sensible à elle-même, la forme impudique de l’être. C’était une velléité secrète et sensuelle dans le froid chaste de l’univers, une impureté intimement voluptueuse de nutrition et d’excrétion, un souffle excréteur d’acide carbonique et de substances nocives de provenance et de nature inconnues. C’était la végétation, le déploiement et la prolifération de quelque chose de bouffi, fait d’eau, d’albumine, de sel et de graisses, que l’on appelait chair, et qui devenait forme, image et beauté, mais qui était le principe de la sensualité et du désir. Car cette forme, cette beauté n’était pas portée par l’esprit, comme dans les œuvres de la poésie et de la musique, elle n’était pas davantage portée par une substance neutre et absorbée, par l’esprit incarnant l’esprit d’une manière innocente, comme le sont la forme et la beauté des œuvres plastiques. Elle était au contraire portée et développée par la substance, éveillée, d’une manière inconnue, à la volupté, par la substance organique, par la matière elle-même qui vit tout en se décomposant, par la chair parfumée…


Thomas Mann, La Montagne Magique
traduit par Maurice Betz


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