Si Rousseau annonce l'ère des idéologies, Sade la raison froide, calculatrice des règnes totalitaires, Diderot, lui, devançant de beaucoup son siècle, fait préfigurer une vision polyphonique du monde (...). L'aspect ludique de sa pensée est dans une certaine mesure plus proche des discours polyvalents de la post-modernité que de l'ère des idéologies.

C'est pourquoi, nous dit Élizabeth de Fontenay, Diderot met en oeuvre une véritable stratégie de la différence. Les grandes figures de ses écrits, le neveu Rameau, la religieuse, les aveugles-nés, les sourds-muets, le mathématicien délirant (d'Alembert), les sauvages, les femmes, Jacques le fataliste, sapent la prétention du sujet occidental à vouloir s'ériger en pôle souverain de toute connaissance. Il rompt en quelque sorte la tyrannie de tout discours dominant, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature et, pour ce faire, met en oeuvre une stratégie audacieuse de perversion et de subversion pour déstabiliser l'ordre figé et ses cinq manifestations - politique, métaphysique, religieuse, morale et mathématique. En créant un art philosophique de confusion, en combinant tous les genres, récit, dialogue, chant, pantomime, il brise l'homogénéité du monde et, en lézardant l'univocité et l'hégémonie des discours officiels, il réussit à écrire « par vingt bouches à la fois ». Ce « style extravagant répond au projet d'épuiser toutes les possibilités d'investigation et d'expression, de faire par l'écriture comme fait la nature qui ne cesse d'essayer de nouvelles formes ». D'où le sporadique, l'éclatement, le fragmentaire ; d'où aussi les séquences réversibles, les répétitions, les contradictions, les ambiguïtés déconcertantes, les discours à plusieurs registres ; d'où, enfin, l'incessant effort pour percer l'unité cachée dans la diversité ; génie brillamment paradoxal : « Ce logos spermatikos sème à tous les vents. » En voici un morceau théorique extrait d'un passage de la Lettre sur les sourds-muets :

« La sensation n'a point dans l'âme ce développement succesif du discours ; si elle pouvait commander à vingt bouches, chaque bouche disant son mot, toutes les idées précédentes seraient rendues à la fois [...]. La langue allant plus vite que l'esprit il serait obligé de courir après elle [...]. L'état de l'âme, dans un instant indivisible, fut représenté par une foule de termes, que la précision du langage exigea, et qui distribuèrent une impression totale en parties ; parce que ces thèmes se prononçaient successivement et ne s'entendaient qu'à mesure qu'ils se prononçaient, on fut porté à croire que les affections de l'âme qu'ils représentaient avaient la même succession. Mais il n'en est rien. Autre chose est l'état de l'âme ; autre chose le compte que nous en rendons soit à nous-mêmes, soit aux autres ; autre chose la sensation totale et instantanée de cet état ; autre chose est l'attention successive et détaillée que nous sommes forcés d'y donner pour l'analyser, la manifester, et nous faire entendre. Notre âme est un tableau mouvant d'après lequel nous peignons sans cesse : nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité, mais il existe en entier et tout à la fois : l'esprit ne va pas à pas comptés comme l'expression [...]. L'état de l'âme dans un même instant, ce que le grec et le latin rendent par un seul mot. Ce mot prononcé, tout est dit, tout est entendu. »

On ne peut mieux décrire la totalité, la simultanéité, l'instantanéité des états d'âme qui, d'une certaine manière, annoncent déjà ce que sera dans cette fin du XX è siècle la configuration de mosaïque de ce que nous avons appelé dans cet essai « les multiples niveaux de conscience ». Ce que cherche Diderot, c'est en quelque sorte le dépassement de la pensée représentative à laquelle les analyses magistrales de Martin Heidegger nous ont accoutumés en montrant que si, dans le mécanisme de la représentation ou Vorstellung, comme le disent les Allemands, le monde est objectivé et représenté comme un objet là en face de nous (Gegenstand), celui qui le représente, c'est-à-dire le sujet connaissant, est aussi celui qui, grâce à la raison toute-puissante, fonde le monde en se le représentant. Par conséquent, l'objectivité du monde présuppose la subjectivité du moi posé comme principe de fondation. Et c'est précisément ce genre de moi fondateur, érigé en sujet autonome et discours hégémonique, que veut dépasser Diderot en faisant jouer les feux croisés des miroirs des moi qui se réfléchissent les uns dans les autres dans l'instantanéité d'un tout s'articulant par vingt bouches à la fois...



Daryush Shayegan, La lumière vient de l'Occident


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