Fugue


Vers 1740, s’il n’est pas tout à fait exact de dire que Bach abandonne la vie active pour la vie contemplative, il est incontestable qu’il abandonne autant que possible ses activités extramusicales et qu’il opère une sorte de retrait en lui-même. La grande période de création des cantates est terminée, et cela aussi est caractéristique. Il s’intéresse de plus en plus à ce que Schweitzer nomme « les œuvres théoriques ». Le goût pour la technique la plus rigoureuse, la plus mathématique, le goût du jeu le plus pur, du problème à résoudre, que l’on décelait déjà dans la deuxième partie de la Clavierübung, va s’accroître jusqu'à l’Art de la Fugue.
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« Une dernière période s’ouvre alors, estime Dufourcq, à une date que l’on ne saurait fixer avec précision, tant sont nombreux et repartis dans le temps les symptômes qui la font pressentir. Le langage symbolique – avec quoi d’ailleurs il n’y a pas lieu de confondre la musique imitative, la musique descriptive – introduit dans toute œuvre un élément d’impureté. C’est la porte ouverte à la facilité, à la concession, à l’effet. Or, un art sera d’autant plus grand qu’il recherchera moins l’effet, d’autant plus fort qu’il éliminera tout ce qui pourrait preter à équivoque. Un art des sons est un art des lignes, et celui-ci doit se suffire à lui-même. De toutes les formes que Bach a traitées, il en aperçoit une qui plus que d’autres évite de s’encombrer de semblables détails : la fugue, qui demande tout à la pensée, mais qui laisse à la sensibilité sa place. Or la fugue est par excellence la construction de l’esprit, et à la rigueur latine ici trouve à chaque instant son emploi.
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Le symboliste abandonne la partie, et surtout il abandonne ses contemporains. La position qu’il adopte, il y en a peu qui la comprennent. Après tout, ses émules, ses disciples ont-ils saisi l’angoissant combat qui s’est livré en lui ? Pourraient-ils comprendre l’apaisement en lequel désormais il se complait, et la lumière qui l’inonde ? Il se persuade en effet d’avoir trouvé la véritable voie. Se doute-t-il qu’il réédite – deux siècles plus tard – le programme de certains polyphonistes de la Renaissance ?
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Dans l’Art de la Fugue, un égal et constant souci l’anime : celui d’extraire d’un simple thème de quelques notes les combinaisons linéaires les plus audacieuses, sans oublier pourtant que cette mathématique de l’esprit doit trouver un écho dans le cœur des hommes. D’œuvre en œuvre, dans les quinze dernières années de sa vie, le symboliste allemand, l’admirateur des Italiens, dépouillent le vieil homme. Il est lui, maintenant. Il érige des édifices où entrent pour autant la rythmique qu’il emprunte à ses ancêtres et l’ordre que les Latins lui ont légué. Et cette soif de la construction linéaire, l’artiste la doit aux expériences multiples que la destinée lui a réservées, aux problèmes qu’il s’est posés depuis sa jeunesse, aux combats qu’il n’appartient pas au géomètre sans âme. Elle échoit à l’architecte sensible, et au croyant qui n’a jamais désespéré en Dieu : Dieu, la beauté pure, le Créateur suprême. »
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L’Art de la Fugue, on le sait, n’a pas été achevé, Bach étant mort au cours de sa composition. Il avait commencé à le faire graver, mais chose qu’il faut noter, il ne semble pas s’être préoccupé d’une exécution possible, sa partition ne comprend aucune indication d’exécution ou même d’instrumentation.
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« Malgré, ou peut-être à cause de son caractère de trompeuse simplicité, le thème de l’Art de la Fugue constitue l’assise idéale au monumental édifice, estime Geiringer. Il est absolument régulier et symétrique dans sa construction ; renversé, ses principaux intervalles restent pratiquement inchangés. S’il est présenté en même temps que son renversement, le résultat est une composition satisfaisante à deux parties. En même temps que Bach présente son thème dans des rythmes toujours changeant et avec des variations mélodiques, il expose graduellement un manuel complet de composition fuguée. Chaque Contrapunctus (comme il nomme chaque variation pour insister sur leur caractère savant) donne une solution déterminée à un problème fondamental d’écriture fuguée. La composition s’ouvre par deux fugues qui présentent le thème en partie sous sa forme originale, en partie inversé. Elles sont suivies de contre-fugues et de strettes, traitant le thème non seulement par mouvement direct mais contraire, également en forme alternativement diminuée et augmentée. Bach illustre les possibilités des fugues avec deux et trois thèmes ; mais la puissante quadruple fugue qui devait former le sommet de l’œuvre ne dépasse pas la deux cent trente-neuvième mesure. Peu après que le compositeur – comme un artiste du Moyen Âge faisait son portrait dans un angle de tableau – ait inscrit son nom B-A-C-H dans l’œuvre, ce Contapunctus s’arrête brusquement ; il reste aux générations suivantes à affronter la tâche fascinante, quoique dangereuse, de deviner les intentions du maître.
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Le Contrapunctus le plus étourdissant de toute la série (bien que pas nécessairement le plus complexe) est la fugue-miroir à quatre parties. Ici toutes les voix font entendre le sujet rectus dans sa forme originale et puis encore une fois dans la forme inversus. Pour rendre l’exposition vraiment double, le soprano du rectus devient la basse de l’inversus, le contralto prend la place du ténor, le ténor celle de l’alto et la basse celle du soprano, il en résulte que toute la composition semble alors se tenir sur la tête.
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Ce caractère de jeu expérimental ne se retrouve pas dans la seconde fugue-miroir à trois voix. Ce contrapunctus-là est destiné à l’origine au clavier, mais il ne peut être exécuté que par deux exécutants car de trop grands intervalles séparent les parties pour être joué par dix doigts. La composition étant à trois voix, une des quatre mains des exécutant restait oisive, ce qui sembla un gaspillage au compositeur. Il y introduit donc une quatrième partie complètement indépendante de la construction très artistique de la fugue-miroir. Théoriquement, ce corps étranger, ajouté seulement pour des raisons pratiques, devrait détruire la pure construction du chef-d’œuvre contrapuntique, mais il en résulte une musique attrayante et facile à jouer, ce qui pour Bach était d’importance primordiale.
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La fugue de Bach remplit toutes le conditions que nous sommes accoutumés d’exiger seulement de compositions d’un style beaucoup moins sévère. Un thème d’un caractère élevé, dont il extrait en entier une mélodie principale continue et caractéristique, l’aisance, la clarté et la facilité dans la progression des parties, une inépuisable variété de modulations combinée avec une parfaite pureté de l’harmonie, l’exclusion de toute note hasardée et n’appartenant point nécessairement à l’ensemble, l’unité et la diversité dans le style, dans le rythme et la mesure, enfin une vie répandue à travers le tout avec une surabondance telle que l’auditeur ou l’exécutant semble parfois apercevoir dans chaque note un être animé : telles sont les qualités de la fugue de Bach, qualités qui excitent l’étonnement et l’admiration de tout juge sachant la masse d’énergie intellectuelle requise pour la production de pareil ouvrages.
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Ne doit-on pas un tribut spécial d’estime à une œuvre d’art comme celle-ci, où se trouve réuni tout ce qui d’autre part se rencontre séparé dans diverses compositions, selon leur destination respective ? Je dirais plus encore. Non seulement les fugues que Bach composa dans son age mûr ont en commun les qualités que j’ai mentionnées plus haut, mais elles sont douées chacune de différente manière. Chacune a son caractère propre, parfaitement défini et précis, duquel dépendent les tours harmoniques et mélodiques qui la complètent. Savons-nous une fugue de Bach et pouvons-nous l’exécuter couramment, nous sommes sûrs de n’en savoir qu’une et de n’en pouvoir exécuter qu’une, à la différence de ce qui nous arrive avec les fugues des autres compositeurs du temps de Bach ; de celles-ci nous pourrons jouer des in-folios dès que nous en aurons compris une seule et que nous nous la serons rendue familière.
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Grâce au contrepoint, il sut tirer d’un thème donné une série entière de mélodies diverses malgré leur ressemblance, et possédant toutes des formes et des dessins différents ; grâce au contrepoint, il se rendit si complètement maître de l’harmonie et de ses transpositions multiples qu’il pouvait renverser des morceaux entiers, note pour note, dans toutes les parties, sans altérer le moins du monde le cours de la mélodie ou de la pureté de l’harmonie ; grâce au contrepoint, il apprit à combiner à toutes sortes d’intervalles et dans les mouvements les plus divers des canons remplis d’artifices, et en même temps si faciles et si coulants qu’on ne pouvait rien découvrir de l’art déployé dans leur construction ; ils sonnaient même aussi naturellement que des compositions écrites en style libre.»
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« Peu de jours avant sa mort, nous fait part Anna-Magdalena Bach, il dicta un choral d’orgue à son gendre Altnikol. De cette pièce, toute intention descriptive parait absente. Elle reste d’une insensibilité hautaine. Pour épigraphe, nous lisons : « Je m’avance auprès de ton trône. » Déjà séparé des vivants, Bach chante, dans ce choral, la libération de son esprit, sa joie de quitter le monde sensible. Lorsqu’il s’adresse aux hommes, il leur parle un langage plein de figures, afin qu’ils comprennent sa prédication. Ici, en présence de Dieu, il n’a plus d’autre souci que de refléter les seules formes de l’intelligence. Il est arrivé à la manifestation suprême de sa doctrine, au fond de laquelle se mélangent, comme en un abrégé un peu confus de la théologie allemande, les pensées du vieil Eckhart de saint Bonaventure, et les enseignements d’un maître loué par Luther, Johann Tauler, dont il possédait les sermons, dans sa bibliothèque de cantor. »
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Edmond Buchet, J.-S. Bach (1968)
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