Sabir

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Ses spectres ont dit :
Tu dormais avec la dernière étoile
tu t’éveillas avec le premier oiseau
ton corps restait derrière ton corps, tu dérobais tes yeux
tu traçais des géographies d’eau
quand l’eau fuit et tout efface
tu te demandais comment, ce murmure intérieur,
le changer en mains et en jambes
tu disais : l’imaginaire tient mes doigts
le lieu m’imagine
pourquoi l’œil aurait-il besoin de l’œil ?

La peau de la durée vieillit, se ride
l’horizon devient de la mousse
l’eau devient épineuse.

Ses spectres ont dit :
O échec, oh ! son corps ultime
toi seul l’as connu, et tu as dit :
ses entrailles ne contiennent qu’instruments et semis
à nier l’occurrence, à nier ce qui nie
bien que tu aies dit aux choses : “Revêtez-le”
que tu lui aies dit : “Revêts-moi”,
dès à présent tu peux commencer.

Le corps était neuf. Il nous annonça :
“Mon dessein est de nommer fièvre
la mémoire du corps
mon dessein est de dialoguer avec les incendies
du dedans,
d’affronter les vagues pour mieux baigner
les rivages
et de commencer toujours par tomber
dans l’efflorescence
de l’intégrité.”

Et le corps était neuf. Il nous annonça :
“L’eau pour ma soif est étroite
alors que je ne suis qu’étroitesse pour moi
j’ai mille langues pour une seule parole
et d’innombrables sortes de mort
pour une seule tombe.”

Et ses spectres ont dit :
Arrose-le, de la pluie des choses ; couvrez-le, herbes du langage
afin qu’il découvre ses membres qui sont ses ennemis,
qu’il épelle l’histoire de la poussière
qu’il couronne la chose et lui donne royauté
sur ses symboles.

Et vous, fracassez-vous, piliers de la mémoire
éteignez-vous, braises du passé
qu’il vide son corps où les noms se pressent
qu’il le donne à un corps sans nom
et que ce corps anonyme
il s’en éprenne de passion.

Et ses spectres ont dit : ses transports l’ont dévoré
son propre pic le déracine, ses mains le déchirent.
Sur ses décombres ont monté des remparts
se sont élevées des chambres secrètes.
Son ombre se dédouble en deux prétendantes à son amour.
L’un préfère son cadavre
l’autre un silence au cadavre pareil.
Le cadavre se disperse en éther
où il pend des têtes et des cuisses
des tables et des lits
à moins qu’il ne s’étale en miroir
à dimension multiple
si bien que toute chose désormais s’y voile.
Où trouver l’oiseau qui vole avec des ailes de fange ?
ou le cloporte qui prenne la figure d’un ange ?

Et ses spectres ont dit : “Malheur, fais-le fondre
pour qu’il implore la pluie de l’instant.
Mais sa chair est lasse de ses noms
de la parole et du silence
de l’immobilité, du mouvement
sa chair de lui-même est lasse
elle va devant lui, il la suit.
Fais-le fondre, afin qu’il sache s’il est bien lui
ou bien un autre.”

Et ses spectres ont dit : “Passons
devant nous le corps ouvre la bouche
pour restaurer un très vain, vain secret :
pourriture, c’est aussi le cœur
pourriture, c’est aussi l’enfance
pourriture, c’est aussi l’amour.
Et pour nous en convaincre :
l’amour ne consiste-t-il pas à douter aussi de l’amour ?
la vie à ce que le regard te dore ta réalité de boue ?
à ce que ta saleté fournisse tes noces et festins ?
Et pour s’en convaincre :
la vie n’est-ce pas que tu feignes la mort
et que tu sois, dès le début, mort-vivant
vivant-mort ?”

Et ses spectres lui ont dit :
Au nom de ton corps, vivant / mort, mort / vivant
tu n’es au bout ni au mitan
tu n’es ni sagesse ni folie
toi, mais
essor / retombée
moment que tu respires et qui recommence
parole / non dit
choses / non chose
mystère accompli en l’absence.
Entre dans les noces de l’effacement
et vers la foudre qui dirige.
Historise
pas de prescription qui prescrive
ni d’interdit qui interdise
Engendre ton sang comme un fil à suivre
donne cours
à violence / tendresse.
Défonce :
sans orientation
sans voie
dans le brouillard
par saccades
quoique sans précipitation
brûle, tu domineras
sois le lieu du où plus n’est de lieu
l’instant vainqueur de l’instant
sois le désir, le désir, le désir
Il crée le corps et l’appelle
le Prophète, le clair-Parlant.
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Adonis, Singuliers (1977)
[Traduction de Jacques Berque]


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pour Sandrine Alexie