Vous avez certainement admiré ces paysages chinois dans lesquels l'on aperçoit quelque part un personnage de dimension minuscule. Pour un amateur occidental, dont l'oeil est habitué à regarder des oeuvres où les sujets sont représentés au premier plan, reléguant ainsi le paysage à l'arrière-plan, ce personnage est complètement perdu, noyé dans le grand tout. Ce n'est pas ainsi que l'esprit chinois appréhende la chose. Le personnage dans le paysage est toujours judicieusement situé : il est en train de contempler le paysage, de jouer de la cithare, ou de converser avec un ami. Mais au bout d'un moment, si l'on s'attarde sur lui, on ne manque pas de se mettre à sa place, et l'on se rend compte qu'il est le point pivot autour duquel le paysage s'organise et tourne, que c'est à travers lui qu'on voit le paysage. Encore une fois l'homme n'est pas cet être extérieur qui bâtit son château de sable sur une plage abandonnée. Il est la part la plus sensible, la plus vitale de l'univers vivant ; c'est à lui que la nature murmure ses désirs les plus constants, ses secrets les plus enfouis. S'opère alors un renversement de perspective. Tandis que l'homme devient l'intérieur du paysage, celui-ci devient le paysage intérieur de l'homme.

Tout tableau chinois, relevant d'une peinture non naturaliste mais spiritualiste, est à contempler comme un paysage de l'âme. C'est de sujet à sujet, et sous l'angle de la confidence intime, que l'homme y noue ses liens avec la nature. Cette nature n'est plus une entité inerte et passive. Si l'homme la regarde, elle le regarde aussi ; si l'homme lui parle, elle lui parle aussi. Évoquant le mont Jingting, le poète Li Po affirme : "Nous nous regardons sans nous lasser" ; à quoi fait écho le peintre Shitao qui, à propos du mont Huang, dit : "Nos tête-à-tête n'ont point de fin." De tout temps, en Chine, poètes et peintres sont avec la nature dans cette relation de connivence et de révélation mutuelle. La beauté du monde est un appel, au sens le plus concret du mot, et l'homme, cet être de langage, y répond de toute son âme. Tout se passe comme si l'univers, se pensant, attendait l'homme pour être dit. Les Chinois n'ignorent point qu'il existe des "beautés objectives" et qu'il ne manque pas d'autres mots, moindres pour les qualifier. Mais à leurs yeux, la vraie beauté -celle qui advient et se révèle, qui est un apparaître-là touchant soudain l'âme de celui qui la capte- résulte de la rencontre de deux êtres, ou de l'esprit humain avec l'univers vivant. Et l'oeuvre de beauté, toujours née d'un "entre", est un trois qui, jailli du deux en interaction, permet au deux de se dépasser. Si transcendance il y a, elle est dans ce dépassement-là.


François Cheng, Cinq méditations sur la beauté
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