On considerait qu'une essence, une quiddité (mahîyat), est ce qu'elle est, immuablement, sans que ce verbe être impliquât l'idée d'existence, parce que l'on considérait que l'existence n'est qu'une façon de considérer une essence, mais qu'elle ne lui ajoute rien, n'en étant pas constitutive. Mollâ Sadrâ inverse la perspective, et c'est ce qui lui permettra, dans son commentaire de l'oeuvre de Sohrawardî, de donner la version "existentielle" de la métaphysique de l'Ishrâq. Sa métaphysique de l'être pose qu'aucune essence n'est anterieure à son acte d'exister ; c'est son acte même d'exister (wojûd) qui determine ce qu'est une essence. C'est en étant qu'un être est ce qu'il est, c'est-à-dire actue ou actualise son essence. Bien entendu, ne faisons pas de Mollâ Sadrâ un "existentialiste" de nos jours ; ce serait un quiproquo. II veut dire ceci : puisque c'est son acte d'être qui determine une essence, il s'ensuit qu'en fonction de ses actes d'être, une même essence, loin d'être immuable, est susceptible de passer par des degrés d'intensification ou d'affaiblissement, dont l'échelle est pratiquement illimitée. Nous n'avons donc plus ici, comme chez les philosophes de ses prédécesseurs, un royaume des essences immuables. On peut parler chez Mollâ Sadrâ d'une mobilité, d'une in-quietude de l'être (sa fameuse doctrine du harakat jawharîya), et partant de l'aptitude d'une essence à passer par un cycle de métamorphoses, dont les étapes marquent autant de plans d'univers.

Prenons, par exemple, la notion de corps. Pour comprendre ce qui en constitue l'essence, il ne faut pas en limiter l'acte d'être au seul plan du monde physique de la perception sensible. II faut le considérer depuis l'Élément simple (nous savons que dans la physique traditionnelle ce mot désigne un état qualitatif), à travers les métamorphoses successives qui le conduisent de l'état mineral à l'état vegetal, puis a l'état animal, puis a l'état de corps vivant et parlant, capable de comprendre les réalités spirituelles. II y a comme un immense élan de l'être, depuis les profondeurs inorganiques jusqu'a l'éclosion de la forme humaine terrestre, et ensuite au-delà de celle-ci, parce que l'être humain, dans son acte d'exister au monde présent, est encore un être intermédiaire. C'est pourquoi ne nous y trompons pas : la vision de Mollâ Sadrâ porte beaucoup plus loin, et est dirigée dans un autre sens, que l'évolutionisme passé en Occident a l'état de dogme. Car pour celui-ci, tout s'accomplit dans le sens horizontal linéaire, à un seul et même plan de l'être. On parle à tort et à travers du "sens de l'histoire", en oubliant un peu trop que pour en parler, il faut au moins disposer d'une eschatologie. La mobilité de l'univers de Mollâ Sadrâ et de tous nos penseurs, n'est pas celle d'un monde en évolution, mais celle d'un monde en ascension. Le passé n'est pas derrière nous, mais au-dessous de nous. L'orientation de ce monde dans le sens vertical, en style gothique, pourrait-on dire, correspond a l'idée du Mabdâ' et du Ma'âd, l'Origine et le Retour, par lesquels la métahistoire fait irruption dans notre monde.

Maintenant, lorsque l'élan ascensionnel de l'être s'est épanoui en la forme humaine terrestre, commence un nouveau cycle de métamorphoses, et cela parce que l'être humain est le seuil à partir duquel l'ascension du monde se poursuit vers des états supérieurs, des formes supérieures de l'acte d'être. L'être humain existe d'ores et déjà, virtuellement au moins, dans plusieurs mondes, car il est constitué d'une triade : le corps, I'âme, l'esprit (jism, nafs, rûh ou 'aql). Cette triade est celle-là même de l'anthropologie de la gnose classique (sôma, psyché, pneuma) : il y a l'homme naturel ou charnel (insân tabi'î, les "hyliques") ; il y a l'homme-âme (insân nafsânî, les "psychiques") ; il y a l'homme-esprit (insân 'aqlî ou rûhânî, les "pneumatiques"). À chacun de ces états de l'homme correspond une sublimation progressive de l'état et de la notion du corps. Il y a un corps matériel, il y a un corps psychique, il y a un corps spirituel (caro spiritualis). Chacun de ces deux derniers est le temple d'une palingénésie et d'une résurrection future, dont l'homme décide, au cours de la vie terrestre présente, s'il y sera apte, ou s'il retombera vaincu au-dessous de lui-même.

Si nous voulons aller en profondeur dans la compréhension de nos cultures spirituelles, il nous faut relever les conséquences de tels faits. Car nous voyons ici, au niveau de l'homme psychique et de la "corporéité spirituelle", se développer une doctrine de l'Imagination active qui déroute nos theories habituelles de la connaissance, prisonnières du dualisme de la sensibilité et de l'entendement. Il s'agit d'une Imagination tout autre que ce que nous appelons couramment de ce nom, et qui n'est que la fantaisie secrétant de l'imaginaire. Il s'agit d'un organe de vraie perception et de vraie connaissance, intermédiaire entre la perception sensible et la connaissance intellective, de même que I'âme est intermédiaire entre le corps et l'esprit. Ce que perçoit cet organe, c'est un monde qui lui est absolument propre ('âlam al-mithâl, le mundus imaginalis, monde des corps à l'état spirituel, monde des "corps de résurrection") ; c'est l'intermonde, le monde de I'Âme, l'entre-deux, le barzakh, entre le monde de la matière matérielle et le monde des pures Intelligences chérubiniques. C'est pourquoi Mollâ Sadrâ n'a pas hésité à faire de l'Imagination active une faculté spirituelle au même titre que l'intellect, indépendante de l'existence du corps organique, puisqu'elle est en quelque sorte le corps subtil de I'âme. Or, c'est tout cet intermonde de l'âme qui sera perdu avec la philosophie d'Averroës, et les conséquences en ont été graves pour l'Occident. Car c'est seulement par cet intermonde que l'on comprend la vérité spirituelle des visions prophétiques comme en étant la vérité littérale ; c'est par lui que l'on peut authentifier les visions des mystiques, et finalement c'est par lui que l'on peut comprendre l'idée de la Resurrection corporelle (ma'âd jismânî), laquelle est inconcevable si l'on ne dispose pas d'une notion precise du corps subtil. C'est pourquoi, sur ce point capital, Mollâ Sadrâ renverra dos à dos le théologien Ghazalî et le philosophe Avicenne.



Henry Corbin, La philosophie de la Résurrection