Labyrinthes




Le monde chaotique dans lequel nous vivons me semble être le point de convergence de trois phénomènes concomitants qui sont en quelque sorte interdépendants : le désenchantement, la destruction de la raison et la virtualisation. Par désenchantement, j'entends le retrait des projections, ou si l'on veut l'introjection (Jung), c'est-à-dire l'évacuation de tous les symboles cosmogoniques qui auréolaient autrefois le monde et le rendaient magique et dont le retrait a réduit le ciel peuplé de mythes et d'images à un espace vide, homogène et géométrique. Mais comme, par ailleurs, l'homme ne peut vivre sans projection, nous assistons à un phénomène inverse que l'on peut interpréter comme le réenchantement du monde -très different de l'ancien- et qui se manifeste par une sorte d'animisme technologique. La ruine des acquis des Lumières et la disparition progressive des discours hégémoniques ont mis en valeur, de leur côté, tous les niveaux refoulés de la conscience, de sorte qu'à l'ordre historique des discours s'est substituée à présent une simultaneité de tous les niveaux de pertinence : du néolithique à l'informatique. Parallèlement à ces deux phénomènes, la révolution électronique des transmissions a mis en oeuvre un phénomène non moins inédit : la virtualisation où, à côté du monde sensible et de l'imaginaire effervescent de l'homme moderne, apparaît un autre monde virtuel qui ressemble, du moins en apparence, au monde mytho-poiêtique de l'imagination, sans qu'il soit au même niveau de l'être.

Ces trois phénomènes se caractérisent par l'éclatement de toutes les ontologies. Et cet éclatement révèle une autre réalité qui en est d'ailleurs la conséquence logique : l'interconnectivité au sens très large. Celle-ci se manifeste à tous les niveaux de la réalité. Au niveau des cultures, elle met en avant les relations rhizomatiques par une sorte de configuration mosaïque, où toutes les cultures s'emboîtent les unes dans les autres, créant des zones interstitielles de mélange et d'hybridité. Au niveau de la connaissance, elle se manifeste par l'éventail des interprétations et, dans la mesure où les grandes vérités métaphysiques fondant les anciennes ontologies se sont dévalorisées, l'être éclaté lui-même devient un processus infini d'interprétation diverses, tout un chacun étant habilité dorénavant à interpréter chaque aspect de l'existence selon ses valeurs subjectives. Au niveau des identités, elle se traduit par le phénomène d'Arlequin : c'est-à-dire par l'éparpillement des identités plurielles, caractérisées par la superposition et la juxtaposition des états de conscience, de sorte qu'aucune culture à elle seule n'est à même de répondre à l'expansion de la conscience élargie de l'homme. Au niveau des médias, elles donnent lieu à la virtualisation qui tisse un réseau d'interconnectivité à l'échelle de la planète. L'instantanéité, l'immédiateté, l'ubiquité (Virilio) qui le caractérisent font en sorte que l'on assiste, outre à la contraction du temps et de l'espace, à la synesthésie de tous les sens, aux modes multisensoriels de perception. Enfin au niveau de la science, on voit émerger un nouveau paradigme holistique qui, voulant dépasser le dualisme cartésien, professe l'hypothèse d'un réseau dynamique d'interconnectivité, lequel se reflète à tous les niveaux de la réalité.


Par ailleurs, les penseurs, les romanciers «périphériques», d'ailleurs les plus actifs dans le domaine des rencontres culturelles, mettent en avant des thèmes comme la pensée relationnelle, l'hybridité, le métissage et l'exil. Car l'interconnectivité, du fait qu'elle met en relation les cultures, suscite par là même toutes sortes de mélanges. Cette zone d'hybridation est l'entre-deux par excellence. Elle met en exergue les métissages, en accentue les traits inédits, en dénonce l'hybridité, en révèle les innombrables contradictions. (...) Dans un certain sens, le bricolage devient le jeu de l'homme à identités multiples, d'un homme qui, bénéficiant de l'art combinatoire que lui offrent les immenses ressources des relations culturelles, recompose le monde à sa mesure, fait configurer, grâce aux éléments disparates mis à sa disposition, un espace vital de plus en plus personnalisé, voire une monade à l'intérieur d'un ensemble plus bigarré encore.

Mais il ya aussi les côtés négatifs de cet état de choses. Ceci est le phénomène de la «fantomatisation» du monde. Expliquons-nous. Je disais tout à l'heure que nous assistons a un réenchantement du monde. C'est dire que les facteurs psychiques de la projection, en dépit du désenchantement, restent opératoires. L'effondrement des canons culturels et des discours hégémoniques ont fini par réactiver l'inconscient de l'homme moderne, qui est devenu presque volcanique. En devenant actif, il donne le champ libre à tous les fantasmes, mélange à profusion tous les symboles, créant de la sorte des amalgames où s'entremêlent, comme dans une fôret touffue, tous les signes conjugués, où toutes les combinaisons redeviennet possibles.

Cette fantomatisation a plusieurs aspects : 1) elle est, comme nous l'avons déjà dit, une projection, mais comme le monde est fragmenté, comme il offre le spectacle des miroirs brisés, la projection, en en épousant les formes cassées, crée une vision pluraliste, polythéise des choses et suscite, grâce à la virtualisation en cours, un animisme technologique ; 2) ensuite, compte tenu du fait que le monde de l'âme et de ses symboles a été exclu de la topographie ontologique, la fantomatisation, au lieu d'accéder à l'espace des «Anges», projette au contraire des revenants et des fantômes. Mais pourquoi donc ? Parce que la «niche écologique» de ces projections qui était l'espace imaginal de l'âme, a disparu du schéma de l'être et les images projetées, faute de lieu propre où s'incarner, deviennent des fantômes errants qui nous bousculent vers les limbes de l'errance. De même que l'espace naturel de l'environnement a été ravagé par l'industrialisation, de même que l'espace social s'est dégradée par la paupérisation des laissés-pour-compte, de même aussi l'espace des images s'est détérioré tout d'abord par le désenchantement, ensuite par l'assaut accéléré des images de synthèse et de simulation.

Quant à la virtualisation, elle est un couteau à double tranchant. Elle provoque, accélère le phénomène de fantomatisation et nous prédispose en même temps à de nouveaux modes d'être. En mettant en oeuvre l'instantanéité et l'immédiaté des rencontres en temps réel, en nous apprenant à être simultanément à plusieurs niveaux de temporalisation, en permettant l'effet Möbius, le passage de l'intérieur à l'extérieur et vice versa (Lévy), en réactivant tous les sens et les représentation multisensorielles, bref en suscitant l'hétérogenèse, elle effectue, comme le dit l'Américain Michael Heim, un «déplacement ontologique» de sorte que nous entrons dans un nouveau climat de l'être qui a des ressemblances déconcertantes avec le monde imaginal des visions et des mythes, mais qui n'est pas situé -et j'insiste là-dessus pour éviter tout malentendu éventuel- au même niveau d'être. Les ressemblances s'arrêtent là. En d'autres termes, la virtualisation nous prédispose à des états d'être dont la philosophie classique nous interdisait jusqu'ici l'accès.

Toutes ces exprériences intéressantes, fascinantes, issues de la vision kaléidoscopique du monde, restent, quoi qu'on en dise, en decà du miroir : c'est-à-dire au niveau du sensible. Les arrière-espaces du monde nous restent verrouillés, faute de boussole nous permettant de nous y orienter ou d'y effectuer le saut qui nous fera accéder à d'autres niveaux de perception. Mais alors comment sortir de cette fantomatisation ? Ma réponse, il va sans dire, ne peut être que spéculative et hypotétique. Comme j'appartiens aussi à un monde qui, dans une grande partie de sa sensibilité, demeure «prémoderne», et qui a mis surtout l'accent sur les valeurs situées de l'autre côté du miroir, qui a poussé jusqu'au vertige les créations de l'imagination, je pense, par conséquent, que la réintégration d'une partie de ces trésors ensevelis peut équilibrer l'homme perturbé contemporain. Car celui-ci a banni de sa vision le continent d l'âme, ou comme disent les mystiques de la Perse, il a perdu la science de la balance, c'est-à-dire qu'il a surévalué un aspect de l'existence au détriment de l'autre et que l'équilibre ne peut être qu'un retournement : équilibrer la partie visible des choses par leur partie invisible. Quand je dis que l'homme d'aujourd'hui a banni le continent de l'âme, cela ne veut pas dire qu'il n'a pas d'âme, cela veut dire uniquement que le statut ontologique du monde de l'âme, si nécéssaire pour l'hygiène psychique de l'homme moderne, ne trouve plus sa place dans la hiérarchie de nos facultés de connaître et ceci est d'autant plus étonnant que nous sommes confrontés à tout bout de champ aux voies détournées que l'âme emprunte pour nous dire qu'elle est toujours là. Alors comment résoudre ce paradoxe entre un monde d'ontologie éclatée et un monde où l'âme aurait aussi son statut ontologique propre ?

Franchement, je ne connais pas la réponse exacte, je sais seulement qu'en dévoilant ce monde, nous ne le ressuscitons pas de toutes pièces, puisqu'il n'a jamais disparu, puisqu'il ne cesse de se montrer par voies détournées. Ce que l'on peut faire, c'est reconnaître, ne fût-ce que mentalement, son espace de transmutation, son mode de dévoilement qui sont si différents des articulations des modes auxquels nous sommes soumis et habitués. Connaître l'espace des transmutations dont nous parlent les visionnaires de tous les temps équivaut à connaître au fond l'archéologie de notre propre paysage intérieur, cela équivaut aussi à réapprendre un langage que nous avons oublié mais qui n'a pas disparu pour autant du palimpseste de la mémoire. C'est finalement faire face à soi-même dans ce qu'il y a de plus profond et de plus caché en l'homme.

Par espace de transmutation, j'entends la contrepartie inversée de la zone d'hybridation, située cette fois de l'autre côté du miroir. Inversée, car en passant de l'autre côté, tous les rapports s'inversent, on réintegre, grâce à ce revirement, une autre zone de rencontre. À ce niveau de communication verticale, le dialogue s'instaure dans la métahistoire. C'est pourquoi une partie de ce livre est consacrée à ce monde, aux types d'articulations qu'il met en oeuvre et qui diffèrent radicalement de ceux pratiqués dans la zone d'hybridation.

Les quatres exemples que nous avons choisi pour illustrer ce type de communication sont les grands mystiques de tous les temps, à savoir l'indien Shankara (IXe siècle), l'allemand Meister Eckhart (XIIIe siècle), l'andalou-arabe Ibn 'Arabi (XIIe-XIIIe siècles) et le chinois Chuang Tzu (IVe siècle av. J.-C.). Ces grandes figures mettent en parallèle des concordances stupéfiantes alors que tout les sépare : traditions historiques, religions concernées, distances géographiques. Ils représentent des aires culturelles situées à des époques différentes, à des endroits différents, mais du fait qu'ils bénéficient d'une homogénéité structurelle de l'expérience mystique, ils deviennent pour ainsi dire «historialement» contemporains. Le fait d'ailleurs qu'un tel parallélisme puissse s'instaurer montre qu'au «choc des civilisations» dont on nous rebat les oreilles, peut se substituer une vision différente des choses, située, cette fois, dans un ailleurs non localisable, au-dessus de l'évenementiel, de l'épisodique, de l'accidentel. C'est cet ailleurs qui permet la convergence de vues, les analogies de rapports ; c'est grâce à cet espace de transmutation que Shankara, Eckhart, Ibn 'Arabi et Chuang Tzu deviennent des contemporains spirituels, les protagonistes d'un vrai dialogue de l'Esprit.

C'est donc ce continent privilégié des rencontres qui est l'exclu de l'atlas de nos connaissances. C'est son abscence «officielle» qui a ouvert des brèches entre nos modes d'être et de connaître, qui a instauré, pour ainsi dire, une béance entre le sensible et l'intelligible, rendant impossible leur articulation dans une herméneutique ascendante. Cet éparpillement est, d'autre part, arrivé à un tel niveau de non-sens et de vide qu'un retour de balancier est prévisible. D'ailleurs tous les signes de notre temps : l'apocalypse attendue, le millénarisme, le pullulement des sectes et des gnoses prônant le salut de l'homme convergent vers une seule direction : le retournement vers d'autres valeurs -il est vrai souvent simplistes, puériles et même dangereuses, mais aspiration quand même. Et cette conversion, si elle doit avoir lieu, doit provenir du lieu de la chute, de l'endroit même où commença l'aventure de la modernité, d'où fut banni le continent de l'âme dont la disparition morcela notre monde, désenchanta la nature, nous propulsa vers des aventures faustiennes, donna naissance à la science moderne, nous précipita vers le vertige de l'histoire, nous fit éprouver le nihilisme des valeurs, leur nivellement et finalement l'éclatement de toutes les ontologies.

Ce lieu de chute, c'est l'Occident et l'avènement de la modernité. Et c'est de ce lieu même que doit surgir un tournant, lequel, d'ailleurs, ne peut être que spirituel. Parce que, comme le dit le Parsifal de Wagner, «seule guérit la blessure l'arme qui la fit». Cette blessure et cette arme, c'est l'Occident seul qui les assume et c'est lui qui doit les prendre en charge. Si lumière il y a, elle ne peut venir que de l'Occident, d'où le titre de cet ouvrage.



Le seul évènement qui puisse faire barrage à la poussée viscérale de l'obscurantisme religieux, c'est, du côté du versant oriental, la réintégration des principes des Lumières dans ce qu'ils ont de plus fondamental et, du côté du versant occidental, la réhabilitation du continent perdu de l'âme. Car les religions historiques n'ont plus rien à nous apprendre au niveau du social, de la politique, du droit. Comme le souligne Max Weber, «aujourd'hui, l'esprit de l'ascetisme religieux s'est échappé de la cage -définitivement (...). Nul ne sait encore qui, à l'avenir, habitera la cage ni si, à la fin de ce parcours gigantesque, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des pensées et des idéaux anciens...»

À force de ressasser les mêmes thèmes théologiques depuis des lustres, les religions ont usé jusqu'à la corde leur Dieu, elles en ont fait un épouvantail. En nous menaçant avec le spectre de l'hérésie et les flammes de la géhenne, elle nous ont rendus réfractaires à tout symbolisme implicite dans la Loi ; bref, en voulant trop sacraliser le monde, elles ont fini par se désacraliser elles-mêmes. Lorsqu'elles investissent l'espace public, elles deviennent tout aussi stériles que les idéologies laïques qu'elles veulent combattre. Elles s'occupent en somme des problèmes qui les dépassent et historiquement et psychologiquement. Parler de l'interdiction de l'avortement dans un monde qui explose démographiquement, instaurer une république divine dont on ne sait lequel des deux, Dieu ou la république, est plus républicain ou plus divin, faire en sorte que s'instaure le royaume de Rama, ou Dieu sait quoi d'autre encore, relève de la fantaisie la plus archaïsante. Qui plus est, ce faisant, ces religions perdent le sens du sacré et deviennent médiocrement triviales.

Si spiritualité il y a, elle ne peut venir que de l'esprit, de ce que Rudolf Otto appelle «la mystique de l'âme» (Seelenmystik). Celle-ci n'a que faire du droit canonique ou qoranique, elle n'a que faire de notre vie privée, elle ne peut s'épanouir que dans un milieu sécularisé, car l'homme ne vit plus à l'époque des structures fortes du sacré, il vit dans l'ère de l'ontologie éclatée, de l'interconnectivité, de tous les phénomènes à tous les niveaux du sensible, de l'intelligible et du spirituel.


Daryush Shayegan, La lumière vient de l'Occident (2001)




(all frames, Kubrick's 2001)