Seuil


Toutes les barrières de l'existence, toutes les situations-limites (Grenzsituationen) dont nous parle, par exemple Jaspers, comme la faute, la mort, toutes les idées crépusculaires qui flottent dans l'air comme le nihilisme, l'oubli de l'être, la fin de la métaphysique, ont complètement brouillé les repères de l'homme d'aujourd'hui. Non seulement il ne sait plus où se situer par rapport à l'oubli de l'être, au retour du religieux, à l'assaut de nouvelles croyances qui l'agressent de toutes parts, mais aussi l'élargissement de ses horizons culturels, l'effritement des identités exclusives (encore que nous assistions aussi un peu partout dans le monde à la résurgence de nationalisme, de tribalisme et de identités crispées) le prédisposent à exhumer des pans entiers de territoires inexplorés que redécouvre sa nouvelle expérience dans le monde. Les structures anciennes de notre intelligibilité conceptuelle éclatent, on parle de retour du religieux. Si, comme le dit Vattimo, le retour de Dieu est lié à la déchéance de Dieu, « cette redécouverte est aussi la reconnaissance d'un rapport nécessairement déchu ». Alors il faut en conclure comme Martin Buber que l'éclipse de Dieu est elle-même annonciatrice d'une nouvelle divinité. « L'éclipse du soleil est quelque chose qui a lieu entre le soleil et nos yeux et non dans le soleil lui-même. » Car, dit Buber, le vis-à-vis avec Dieu reste intact derrière le voile des ténèbres.

Cette divinité attendue par les uns, si tant qu'elle existe, ne revêtira pas, si elle apparaît, les masques des dieux anciens de cette religion archaïque qui se révélait autrefois, comme le dit Girard, par la violence. Elle se montre aussi par le relâchement des liens tribaux, par le déploiement infini de nos choix. On n'est pas coincé dans des dilemmes insurmontables. Notre choix s'ouvre comme un éventail, il s'irise des couleurs de l'arc-en-ciel. Le kaléidoscope des paysages spirituels variés fait de chacun de nous un homo viator, mais d'un genre très particulier. On est tous devenus des pèlerins sans que ce pèlerinage soit limité à une trajectoire spécifique. On a retenu la quête sans que celle-ci se confinât nécessairement à celle du Graal. Celle-ci se diversifie selon le bricolage spirituel des hommes, elle revêt tantôt la forme de samsâra, tantôt celle de la mâyâ, tantôt celle des rites chammaniques d'initiation, tantôt la forme des anges, drapés dans des plis somptueux. C'est dire que l'éventail des choix, amplifié par le métissage des cultures, casse le cercle étroit de l'herméneutique pour s'aventurer dans des voyages par-delà le temps et l'espace. Comme si l'homme, en rembobinant le temps, traversait à rebours l'histoire, en dépliant feuille par feuille le palimpseste des sédimentations qui s'étaient agglutinées dans la géologie de la mémoire de l'humanité.

D'où un mouvement en amont vers les origines obscures et un mouvement en aval vers les explorations futures. Les deux bouts de ce voyage en sens inverses s'étalent simultanément dans le présent « chargé » de l'homme qui a le privilège d'être témoin des deux extrémités du temps, d'être un migrateur capable de recoudre la tapisseries usée des choses et de faire apparaître les desseins disparus.

[...]

La sécularisation, qui est le fait consommé de notre situation métaphysique dans le monde, reste irréversible, incontournable. Quelque effort que nous fassions, nous ne pourrions jamais ressuciter les divinités d'antan, tout au plus pourrions-nous nous laisser imprégner de leur magie délavée. Or ce monde, du fait même du recul des dieux, est devenu plus magique et irrationnel qu'auparavant. Non seulement notre inconscient saturé des retraits successifs des projections est devenu actif comme un volcan qui s'éveille d'un long sommeil, mais aussi les images qu'il projette révèlent les figures les plus confuses : mi-divines, mi-démoniaques, moitié ange, moitié satan, notre inconscient mélange tous les symboles des vieilles traditions, émet à profusion des idées mises à toutes les sauces imaginables. Tout comme au niveau des cultures, nous assistons à de multiples brassages des concepts, de même, au plan des projections, nous fabriquons des amalgames de symboles où les mandalas, les icônes, les calligraphies, le yin et le yang, les mantras et les yantras s'entremêlent, créant une fôret touffue de signes conjugués, où toutes les combinaisons redeviennent possibles. L'art combinatoire du bricolage surgit de l'inconscient et épouse, dans la sphère d'un monde « resacralisé » à sa façon, de nouvelles métamorphoses insolites. Or paradoxalement cette nouvelle resacralisation est en rapport avec la sécularisation. N'eussent été le dépeuplement symbolique du monde, la « démémorisation » des idoles mentales, on n'aurait pas vu renaître, à une si grande échelle, un nouveau panthéon des images métissés.

[...]

Depuis que le monde est entré dans la phase de ce que j'appellerai ici la réintégration de tous les niveaux de l'être - phénomène que l'on observe aussi bien dans la nouvelle vision de la science que dans l'enchevêtrement des cultures qui se chevauchent -, la tragédie, issue de la brèche, s'est sensiblement modifiée. On assiste à plusieurs phénomènes concomitants :

- Le face-à face violent entre les contraires, que ce soient le fini et l'infini, homme et Dieu, s'atténue considérablement, parce que l'homme, face à ses dilemmes et ces alternatives douloureuses, retrouve des transitions, des échelons de transfert, des étapes intermédiaires qui lui viennent d'autres horizons, ou d'autres cultures où la rencontre tragique de ces réalités antithétiques n'est plus vécue tragiquement, mais est interprétée soit comme un jeu du monde, soit comme les reflets des miroirs se réfléchissant les uns sur les autres.

- Le saut qui caractérisait le dualisme du monde change de nature. Il n'est plus une rupture lancinante qui nous pousse d'une sphère de l'existence à l'autre ; il ne se limite pas au seuil de l'abîme où, à chaque reprise d'haleine, on devait sauter désespérément dans le néant, s'envoler à bride abattue vers des hauteurs vertigineuses, quitte à retomber comme Icare pour avoir tenté l'impossible. Non ! Le saut devient un cheminement vers d'autres climats de présence, un passage vers d'autres modes d'être. Car l'alternative n'est plus entre ceci ou cela, mais entre ceux d'entre les états qui nous conviennent le mieux, ceux d'entre les états qui sont en résonance avec notre mode d'être, notre trajectoire.

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Si donc nous vivons dans un monde d'ontologie éclatée où tous les édifices métaphysiques se sont effondrés, et qu'il ne nous reste plus qu'à nous résigner à cet état de choses, en nous en remettant à lui, en essayant de remémorer tant bien que mal les traces et les vestiges d'un être dont le sillage s'efface dans l'histoire de la pensée ; si, quoi que nous fassions, nous restons captifs dans les limites indépassables du cercle herméneutique et que tous nos efforts d'interprétation demeurent des désir d'être, sans que nous aboutissions à un sens absolu ; si rien n'existe en dehors des exégèses conflictuelles et que celle-ci caractérisent l'esprit même de notre époque, alors sur quoi déboucherons-nous, une fois que nous aurons démasqué les ruses et les stratégies de la domination, du désir, de la volonté, une fois que nous aurons démystifié toutes les fausses consciences qui habitent, chacune à sa manière, la coquille vide du cogito ?

Même l'eschatologie du sacré ne peut être possédée, « elle ne saurait se soustraire au risque de l'interprétation ni même échapper entièrement à la guerre intestine que se livrent entre elles les herméneutiques », dit Ricoeur. Dans un tel monde, peut-on encore parler de trascendance ? Sans doute non ! Mais alors où ranger, dans ce cadre relativement restrictif, les récits visionnaires des mystiques, la transformation intérieure de l'homme ayant éprouvé l'expérience du sacré, les merveilles du monde de l'imagination, l'herméneutique ascendante de ceux qui ont traversé ou ont trouvé un pont de passage vers une terra incognita ? Ou bien ces expériences dont on nous parle depuis l'aube des temps sont fantasmagories hallucinantes des esprits possédés, à la limite de la psychose, les reliquats ataviques d'une sorte de chamanisme primitif, ou bien il s'agit d'expériences particulières qui n'ont pas de contreparties, voire de lieu dans le conflit des interprétations. S'il y a un rapport entre le mode de comprendre (modus intelligendi) et le mode d'être (modus essendi), il va sans dire que ces expériences particulières doivent correspondre à des états exceptionnels, voires anormaux de conscience qui échappent nécessairement à nos modes habituels de connaître : j'entends à ces nuances qui colorent, d'un bout à l'autre, l'arc-en-ciel de nos connaissances, à savoir l'archéologie du désir, la téléologie du Dieu qui vient, ou l'eschatologie du sacré qui reste comme un lointain à l'horizon des attentes. Bref, il y va des états exceptionnels qui transgressent en quelque sorte la cartograhpie de nos modes conventionnels de connaître.

C'est ici qu'intervient le tournant, le changement qualitatif qui n'est ni repéré, ni prévu, ni même entrevu dans la gamme diversifiée de nos interprétations. Comme si cette gamme-là restait à côté de la plaque, à l'abri de cet événement « ancien », apte à ouvrir les fenêtres des niveaux supérieurs de la conscience. Nous savons, par ailleurs, que ces « climats d'être » non répertoriés officiellement n'appartiennent pas seulement au passé de l'homme, mais à la préhistoire de l'âme, à ces régions qui ne sont pas en arrière de nous-mêmes, mais se situent dans des zones où arrière et avant coïncident dans une simultanéité intemporelle. Ils font donc configurer un monde qui a ses propres coordonées et qui, tout en étant parallèle au monde du conflit des interprétations, lui échappe, s'en distingue, s'y cache comme s'il était replié dans un autre niveau de sens et de pertinence. C'est pourquoi tout passage vers ce monde-là doit s'effectuer par une conversion, laquelle ne peut que nécessairement briser le cercle herméneutique ; car elle en transgresse le statut, se situe au-delà de ses limites. Comme si, en traversant ce pont, on changeait tout à coup de lunettes pour voir d'autres choses, entendre d'autres sons, sentir d'autres odeurs.

[...]

Mais alors, comment aller au-delà du miroir ? Là où le langage de la communication s'opère au niveau des symboles et des mythes ? Le problème est donc de nous hausser de la zone d'hybridation où nous évoluons tous autant que nous sommes, à l'espace des symbolisations ; c'est-à-dire là où les symboles se transmuent les uns dans les autres. Et ceci exige, qu'on le veuille ou non, un saut qualitatif.


Daryush Shayegan, La lumière vient de l'Occident (2001)


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