Musiques


Soleil ! Infime étoile d'une galaxie perdue au sein des galaxies sans nombre, qui tournoient, naissent et disparaissent depuis l'explosion du noyau originel ; explosion qui projeta le monde jusqu'aux lointains courbes; monde fini mais qui ne cesse pourtant de croître, Soleil ! Seule source de vie sur ce caillou glacé que serait sans toi la terre que voilà. Soleil ! Tu rayonnes et tout bouge, tout s'anime. Le peuple des atomes s'agite sous ta chaude lumière et de sa révolution naît un nouveau peuple, celui des molécules qui se cherchent et s'unissent suivant des lois obscures, comme un homme et une femme perdus dans une foule se rencontrent et s'aiment, se reproduisent et se perpétuent. Les êtres sont là, ils sont devenus forme. De l'énergie, la matière est née, et de cette matière, parcelles incroyables et fragiles, les premières molécules vivantes, capables d'assimiler le monde inanimé dans leur image et de le soumettre à sa reproduction. Ce caillou peut bien avoir la taille d'un grain de blé ou celle d'un pic neigeux, il ne reproduit en lui-même que l'association morne et sans joie des mêmes atomes dans les mêmes molécules. Solide comme un roc il demeure, alors que les êtres, instables et en eux-mêmes sans cesse recommencés, naissent, grandissent et meurent pour retourner, atomes et molécules n'appartenant plus à personne, au pool commun de la matière organisée. D'autres êtres s'en empareront pour construire leur édifice. Mais de la naissance à la mort, aucune de ces pierres ne restera définitivement en place et elles seront sans cesse renouvelées.

Forces et choses vous n'êtes qu'un. Matière et énergie, c'est tout comme. Vous changez sans cesse, et d'état et de forme. De forme car c'est l'énergie qui met la matière en forme, qui l'informe. Grains de matière ou d'énergie, vous ne vous assemblez au hasard que du fait de notre ignorance du code civil auquel vous vous soumettez. Mais jamais l'espace et le temps ne sont libres autour de vous; vous les asservissez à vos lois. Et ces lois de la mise en forme, celles de l'information structurante, figent la matière et l'énergie quelque temps dans certains rapports privilégiés.

Homme ! Avec ce peu de matière dans laquelle est sculptée ta forme, tu résumes toute l'histoire du monde vivant. Comme une cathédrale pour laquelle les bâtisseurs se sont succédés au cours des siècles, ; les millénaires ont participé à la construction de ton cerveau. Il conserve encore dans ses fondations l'architecture romane simple et primitive qui est celle du cerveau des poissons et des reptiles. Quand ceux-ci apparurent, il leur fallut d'abord survivre. L'atmosphère était chaude et humide, le ciel grondait d'orages. Les plantes et les fleurs, les arbres et leurs troncs épais s'étaient déjà épanouis sous la chaude puissance du soleil, source de toute vie ici bas. Pour construire leur propre corps, ils mangèrent ces herbes et ces plantes qui n'étaient autres que du soleil transformé, de la matière organisée grâce à son énergie. Ils durent aussi se reproduire. Ils possédaient sur les plantes un immense avantage, celui de pouvoir se déplacer, de pouvoir parcourir l'espace, alors que les plantes ne pouvaient pas bouger. Les plantes devaient attendre un vent complaisant ou un insecte volage pour porter leur semence de fleur en fleur. Elles devaient se contenter de la terre où leurs racines plongeaient pour organiser leur propre matière vivante. Les animaux, eux, étaient mobiles, grâce à leur système nerveux. Incapables de faire comme les plantes, de transformer la lumière du soleil en leur propre structure, ils se nourrirent de l'énergie solaire en absorbant les plantes qui avaient emprisonné sa lumière dans leur forme. Leur système nerveux répondait ainsi à leurs besoins fondamentaux. Il leur indiquait, grâce aux organes des sens, où se trouvait l'eau de la source à boire, l'herbe ou l'insecte à dévorer la femelle à laquelle s'accoupler. Leur système nerveux leur permettait donc d'agir dans un espace. Mais ce faisant, ce système nerveux ne faisait qu'obéir aux désirs de l'ensemble de cette société cellulaire qu'était leur propre corps. Car celui-ci était déjà l'oeuvre d'une longue évolution qui avait pris naissance longtemps avant, au sein des océans, et avait réuni des cellules isolées en colonies compactes. Comme dans toute société, la spécialisation des fonctions était apparue. Certaines cellules s'occupèrent d'absorber, de transformer et de stocker les aliments pour les distribuer ensuite à l'ensemble des cellules de la colonie suivant leurs besoins, variables avec le travail fourni. D'autres s'occupèrent de permettre, par leur mouvement, le déplacement de l'ensemble de la colonie, vers le refuge protecteur ou la proie alimentaire. Fuir ou attaquer pour se défendre, chercher l'aliment pour se nourrir, l'animal de l'autre sexe pour se reproduire, toutes ces actions étaient mises en ordre par le système nerveux primitif, bien incapable par ailleurs d'élaborer une autre stratégie que celle pour laquelle il avait été programmé dans l'espèce.

De nombreux millénaires s'écoulèrent encore avant que les piliers de la cathédrale nerveuse ne s'enrichissent de la voûte et des arcs-boutants que lui donnèrent les premiers mammifères. C'est dans ces superstructures qu'ils stockèrent l'expérience, la mémoire de ce qui se passait autour d'eux, des joies et des peines, des douleurs passées et de ce qu'il fallait faire pour ne plus les retrouver. De ce qu'il fallait faire aussi pour retrouver sans cesse le plaisir, le bien-être et la joie. Bien sûr, ils n'avaient pas le choix. Il leur fallait vivre ou mourir et la motivation restait la même: survivre. Mais pour l'assouvir, les gestes simples, seuls autorisés jusque-là par le système nerveux primitif, se compliquèrent de toute l'expérience acquise au cours de sa vie par l'individu, capable même par son exemple de la transmettre à ses descendants. L'espace où il se trouvait, où il trouvait à se gratifier, grâce à la présence dans cet espace de choses et d'êtres nécessaires à sa survie, devint son territoire, et comme il avait besoin des choses et des êtres qui s'y trouvaient pour survivre, ces choses et ces êtres devinrent ce que l 'homme plus tard appela la "propriété". Vivre ou mourir. Ainsi, pour vivre les animaux agissent dans l'espace sur les êtres et les choses qui le peuplent pour assurer le maintien de leur structure, c'est-à-dire le maintien des rapports particuliers unissant les atomes en molécules et les molécules entre elles en cellules, en organes, les organes en systèmes, le tout aboutissant à la structure d'ensemble de l'être qu'elle met en forme. Avec la mémoire, l'action n'est plus isolée dans le présent, elle s'organise à partir d'un passé révolu mais qui survit encore, douloureux ou plaisant, à fuir ou à retrouver, dans la bibliothèque de la cathédrale nerveuse.

Mais l'oeuvre était inachevée. Il fallait encore y ajouter les tours et les hauts clochers, capables de découvrir l'horizon du futur, d'imaginer et de prévoir. Cela se fit lentement, progressivement, et aboutit au modelage du crâne humain avec son front droit, qui s'est dressé lentement au cours des siècles, en partant du front fuyant des grands singes anthropoïdes. Derrière ce front, les lobes orbitofrontaux furent le local privilégié où les images mémorisées montant des aires sous-jacentes purent se mélanger, s'associer de façon originale, permettant la création de nouvelles formes et de nouvelles structures. Il restait à savoir si le monde approuverait ces structures imaginaires. L'action permit de s'en assurer. L'expérimentation permit de contrôler l'exactitude des hypothèses ou de contrôler au contraire qu'elles n'étaient pas utilisables dans la recherche de la survie.

Mais à mesure que la cathédrale s'élevait, le monde de la matière s'élevait aussi autour d'elle. Des générations avaient accumulé sur le champ primitif des matériaux nouveaux. Petit à petit les fondations romanes avaient disparu dans le sol et l'on ne savait même plus qu'elles avaient existé. La voûte elle-même accumulait les souvenirs sans savoir qu'ils s'entassaient suivant un ordre que ceux du haut du clocher ne pouvaient pas connaître. Et ces derniers, seuls à voir encore le paysage, ne savaient pas qu'au-dessous d'eux un monde ancien de pulsions et d'expériences automatisées continuait à vivre. Ils parlaient. Ils parlaient d'amour, de justice, de liberté, d'égalité, de devoir, de discipline librement consentie, de sacrifices, parce qu'ils voyaient au loin l'espace libre dans lequel ils pensaient pouvoir agir. Mais ils étaient seuls, isolés près de leurs cloches, sonnant la messe et l'angélus, sans savoir que pour sortir de leur clocher ils devaient redescendre dans la bibliothèque des souvenirs automatisés et passer par les fondations enfouies de leurs pulsions. Et là nul souterrain n'avait été prévu par l'architecte primitif pour ressortir à l'air libre. Les marches même de l'escalier, vermoulues, ne permettaient plus de revenir en arrière dans le temps et l'espace intérieur. Ils étaient condamnés à vivre dans le conscient, le langage conscient, le langage logique, sans savoir que celui-ci était supporté par les structures anciennes qui l'avaient précédé.

Et l'homme se mit à crier dès les premiers âges : "Espace, c'est en ton sein que je veux construire ! C'est en ton sein que je veux toucher et sentir. C'est en toi que je dois vivre! Bacchus, Eros, dieux du vin et de l'amour, donnez-moi la grappe et le sein que j'écraserai sous mes doigts, le sexe et le vin, le plaisir et la joie. Et si quelqu'un d'autre veut profiter avant moi des biens de cet espace, que Mars me soit favorable et me donne la victoire! Espace, c'est encore en toi que mon bras se détendra pour assaillir mon frère et m'assurer la dominance. Espace, en naissant je ne te connaissais pas. Mais mes mains et mes lèvres, à tâtons, ont découvert le sein maternel qui a comblé de son lait ma faim et ma soif. Dans l'apaisement du plaisir retrouvé, mon oreille a entendu le son de la voix câline de ma mère et j'ai senti l'odeur fraîche et le contact de sa peau. Ce fut elle le premier objet de mon désir, la première source qui m'abreuva. Et quand mes yeux étonnés ont découvert autour d'elle, que je ne croyais qu'à moi, que je croyais être moi, le monde, j'en ai voulu au monde qui semblait pouvoir me la prendre. La crainte de perdre la cause de mon plaisir me fit découvrir, avec l'amour, la jalousie, la possession, la haine et l'angoisse." Voilà ce que dit l'homme en son langage.

Mais l'angoisse était née de l'impossibilité d'agir. Tant que mes jambes me permettent de fuir, tant que mes bras me permettent de combattre, tant que l'expérience que j'ai du monde me permet de savoir ce que je peux craindre ou désirer, nulle crainte : je puis agir. Mais lorsque le monde des hommes me contraint à observer ses lois, lorsque mon désir brise son front contre le monde des interdits, lorsque mes mains et mes jambes se trouvent emprisonnées dans les fers implacables des préjugés et des cultures, alors je frissonne, je gémis et je pleure. Espace, je t'ai perdu et je rentre en moi-même. Je m'enferme au faite de mon clocher où, la tête dans les nuages, je fabrique l'art, la science et la folie.

Hélas ! Ceux-là même je n'ai pu les conserver pour moi. Je n'ai pu les conserver dans le monde de la connaissance. Ils furent aussitôt utilisés pour occuper l'espace et pour y établir la dominance, la propriété privée des objets et des êtres, et permettre le plaisir des plus forts. Du haut de mon clocher, je pouvais découvrir le monde, le contempler, trouver les lois qui commandent à la matière, mais sans connaître celles qui avaient présidé à la construction du gros oeuvre de ma cathédrale; j'ignorais le cintre roman et l'ogive gothique. Quand mon imaginaire était utilisé pour transformer le monde et occuper l'espace, c'était encore avec l'empirisme aveugle des premières formes vivantes.

Les marchands s'installèrent sur le parvis de ma cathédrale et c'est eux qui occupèrent l'espace jusqu'à l'horizon des terres émergées. Ils envahirent aussi la mer et le ciel, et les oiseaux de mes rêves ne purent même plus voler. Ils étaient pris dans les filets du peuple des marchands qui remplissaient la terre, la mer et l'air , et qui vendaient les plumes de mes oiseaux aux plus riches. Ceux-ci les plantaient dans leurs cheveux pour décorer leur narcissisme et se faire adorer des foules asservies.

Le glacier de mes rêves ne servit qu'à alimenter le fleuve de la technique et celle-ci alla se perdre dans l'océan des objets manufacturés. Tout au long de ce parcours sinueux, enrichi d'affluents nombreux, de lacs de retenue et du lent déroulement de l'eau qui traversait les plaines, les hiérarchies s'installèrent. Les hiérarchies occupèrent l'espace humain. Elles distribuèrent les objets et les êtres, le travail et la souffrance, la propriété et le pouvoir. Les plumes bariolées des oiseaux de mes rêves remplissaient l'espace au hasard comme le nuage qui s'échappe de l'oreiller que l'on crève avec un couteau. Au lieu de conserver la majestueuse ordonnance de la gorge qui les avait vus naître, elles s'éparpillaient au hasard, rendant l'air irrespirable, la terre inhabitable, l'eau impropre à tempérer la soif. Les rayons du soleil ne trouvèrent plus le chemin qui les guidait jusqu'au monde microscopique capable de les utiliser pour engendrer la vie. Les plantes et les fleurs asphyxiaient, les espèces disparurent et l'homme se trouva seul au monde.

Il se dressa orgueilleusement, face au soleil, trônant sur ses déchets et sur ses oiseaux morts. Mais il eut beau tendre les bras, et refermer ses doigts sur les rayons impalpables, nul miel n'en coula. Et du haut du clocher de ma cathédrale je le vis s'étendre et mourir. Le nuage de plumes, lentement, s'affaissa sur la terre.

A quelque temps de là, perçant le tapis bariolé dont il l'avait recouverte, on vit lentement poindre une tige qui s'orna bientôt d'une fleur. Mais il n'y avait plus personne pour la sentir.


Henri Laborit, Éloge de la fuite (extrait) , 1976

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