Aequanimitas


Après cette introduction générale, parlons plus particulièrement de l'influence que la sagesse peut avoir sur notre destinée. Et puisque l'occasion s'en présente, il est peut-être utile de faire observer, dès l'abord, qu'on chercherait en vain une méthode bien rigoureuse dans ce livre. Il n'est composé que de méditations interrompues, qui s'enroulent avec plus ou moins d'ordre autour de deux ou trois objets. Il ne prétend persuader personne, il n'entend rien prouver. Au demeurant, les livres n'ont guère, dans la vie, l'importance que la plupart des hommes qui les écrivent ou qui les lisent veulent bien leur accorder. Il suffirait de les écouter dans l'esprit où l'un de mes amis, qui est un grand sage, écoutait un jour le récit des derniers instants de l'empereur Antonin le Pieux. Antonin le Pieux qui, à plus juste titre encore que Marc-Aurèle, peut être considéré comme l'homme le meilleur et le plus parfait que la terre ait porté, car à toute la sagesse, à toute la profondeur, à toute la bonté, à toutes les vertus de son fils adoptif, il joignait je ne sais quoi de plus viril, de plus énergique, de plus pratique, de plus simplement heureux et de plus spontané, qui le rapprochait davantage de la vérité quotidienne, Antonin le Pieux, étendu sur son lit, attendait la mort, les yeux voilés de larmes involontaires et les membres baignés des pâles sueurs de l'agonie. À ce moment, le chef des gardes du palais entra dans sa chambre, pour lui demander, selon l'usage, le mot d'ordre. Aequanimitas, égalité d'âme, répondit-il en tournant la tête du côté de l'ombre éternelle. Il est beau d'aimer et d'admirer cette parole, disait mon ami. Il est plus beau encore, ajoutait-il, de savoir sacrifier sans que personne le remarque, sans que soi-même on songe à s'en apercevoir, le temps que le hasard nous accorde pour l'admirer, à la première venue des petites oeuvres utiles et simplement vivantes que le même hasard offre sans cesse à la bonne volonté de notre coeur.

«Leur destinée voulait sans doute qu'ils fussent opprimés par les hommes ou par les événements partout où ils se planteraient.» dit un auteur en parlant des héros de son livre. Il en est ainsi de la plupart des hommes. Il en est ainsi de tous ceux qui n'ont pas appris à séparer leur destinée extérieure de leur destinée morale. Ils sont semblables au petit ruisseau aveugle que je contemplais un matin, du haut d'une colline. Tâtonnant, se débattant, trébuchant et chancelant sans cesse au fond d'une vallée obscure, il cherchait sa route vers le grand lac qui dormait de l'autre côté de la forêt, dans la paix de l'aurore. Ici, c'était un quartier de basalte qui l'obligeait à quatre longs détours, là-bas, les racines d'un vieil arbre, plus loin encore, le simple souvenir d'un obstacle à jamais disparu le faisait remonter vers sa source en bouillonnant en vain, et l'éloignait indéfiniment de son but et de son bonheur. Mais, dans une autre direction, et presque perpendiculairement au ruisseau affolé, malheureux, inutile, une force supérieure aux forces instinctives avait tracé à travers la campagne, à travers les pierres écroulées, à travers la forêt obéissante, une sorte de long canal, ferme, verdoyant, insoucieux, pacifique, allant sans hésiter, de son pas calme et clair, des profondeurs d'une autre source cachée à l'horizon, vers le même lac lumineux et tranquille. Et j'avais à mes pieds l'image des deux grandes destinées qui sont offertes à l'homme.

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Le sage ne souffrira jamais ? Aucun orage n'assombrira le ciel de sa demeure ? Personne ne lui tendra de piège ? Sa femme et ses amis ne le trahiront point ? Ce qu'il avait cru noble ne deviendra pas vil ? Ni son père, ni sa mère, ni ses fils, ni ses frères ne mourront comme les autres ? Toutes les voies par lesquelles la douleur entre en nous seront donc défendues par des anges ? Et Jésus-Christ n'a pas pleuré devant le tombeau de Lazare ? Et Marc-Aurèle n'a pas souffert entre son fils Commode, en qui le monstre apparaissait déjà, et sa femme Faustine, qu'il aimait et qui ne l'aima point ? Et Paul-Émile, aussi sage que Timoléon, n'a pas gémi sous la main du destin quand l'aîné de ses fils mourut cinq jours avant son triomphe dans Rome et le second trois jours après ? Est-ce donc là l'abri que la sagesse offre au bonheur ? Nous faut-il effacer ce que nous avons dit, et inscrire la sagesse au nombre de ces illusions par lesquelles l'âme humaine tente de justifier aux yeux de la raison des désirs que l'expérience déclare presque toujours déraisonnables ?

En vérité, le sage souffre aussi. Il souffre, si la souffrance est l'un des éléments de la sagesse. Il souffre peut-être plus qu'un autre homme, parce qu'il est un homme plus complet. Il souffre davantage, parce que moins on est seul, plus on souffre, et que plus l'homme est sage, moins il lui semble qu'il est seul. Il souffrira dans sa chair, dans son coeur et dans son esprit, parce qu'il y a des parties de la chair, du coeur et de l'esprit qu'aucune sagesse de ce monde ne peut disputer au destin. Aussi, n'est-ce pas la souffrance qu'il s'agit d'éviter, mais le découragement et les chaînes qu'elle apporte à celui qui l'accueille comme un maître et non comme le messager du personnage plus important, qu'un détour du chemin dérobe encore à notre vue. Certes, le sage, tout comme son voisin, sera réveillé en sursaut par les coups dont le messager importun ébranlera les murs de sa demeure. Il faudra qu'il descende, il faudra qu'il lui parle. Mais, tout en lui parlant, il regardera plus d'une fois par-dessus l'épaule du malheur matinal, pour interroger, dans la poussière de l'horizon, la grande idée qu'il précède peut-être. Au fond, quand on y songe au milieu du bonheur, le mal dont le destin peut nous faire la surprise nous semble bien petit. Je reconnais que le mal advenu, les proportions seront changées, mais il n'en est pas moins certain que s'il voulait éteindre en nous le foyer permanent du courage, il faudrait qu'il réussît à avilir définitivement au fond de notre coeur tout ce que nous aimons, tout ce que nous admirons, tout ce que nous adorons. Et quelle puissance étrangère parvient à avilir un sentiment et une idée, si nous ne les détrônons pas nous-mêmes ? Hormis les souffrances physiques, existe-t-il une douleur qui puisse nous atteindre autrement que par nos pensées ? Et qui donc fournit à nos pensées les armes à l'aide desquelles elles nous attaquent ou nous défendent ? On souffre peu de sa souffrance même, on souffre énormément de la manière dont on l'accepte. «Il fut malheureux par sa faute, dit Anatole France, en parlant de l'un de ceux qui ne regardent jamais par-dessus l'épaule du messager brutal, il fut malheureux par sa faute, car toutes les misères véritables sont intérieures et causées par nous-mêmes. Nous croyons faussement qu'elles viennent du dehors. Mais nous les formons au dedans de nous, de notre propre substance.»

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Mais il y a peut-être une différence entre le penseur et le sage. Il arrive que le penseur s'attriste simplement sur les sommets qu'il a gravis, mais le sage tâche d'y sourire de bonne foi et d'une façon si naturelle et si humaine, que le plus humble de ses frères peut recueillir et comprendre ce sourire qui tombe comme une fleur au pied de la montagne. Le penseur ouvre la route «qui va de ce qu'on voit à ce qu'on ne voit pas», mais le sage ouvre la voie qui mène de ce qu'on aime à ce qu'on aimera, et les sentiers qui montent de ce qui ne nous console plus à ce qui peut nous consoler longtemps encore. Il est nécessaire, mais il ne suffit pas, d'avoir sur l'homme, sur Dieu, sur la nature, des pensées vivantes et audacieuses. Qu'est-ce qu'une pensée profonde qui n'apporte aucun réconfort ? N'est-ce pas, comme celle qui ne parvient pas à imprégner notre vie de tous les jours, une pensée que le penseur ne possède pas encore tout entière ? Il est plus facile de s'affliger et de demeurer dans son affliction, que de faire sur-le-champ, le pas que le temps finit toujours par nous faire faire au delà de cette affliction. Il est plus facile de paraître profond dans la méfiance et les ténèbres, que dans la confiance et l'honnête clarté où les hommes doivent vivre. Est-on sûr d'avoir fait tout l'effort qu'on peut faire, en méditant ainsi, au nom de tous ses frères, sur la détresse de la vie, si, pour ne pas amoindrir le grand tableau de cette détresse, on leur cache les raisons, décisives après tout, pour lesquelles on l'accepte, puisque l'on continue de vivre ? Est-ce aller jusqu'au bout de sa pensée que de penser pour ne pas consoler ? Il est plus facile de me dire pourquoi vous vous plaignez, que de m'apprendre avec simplicité les motifs plus puissants et plus profonds pour lesquels votre instinct ne rejette pas cette vie dont vous vous plaignez de la sorte.

Qui de nous ne trouve, sans les chercher, mille et mille raisons de n'être pas heureux ? Sans doute, il est utile que le sage nous indique les plus hautes, car les raisons très hautes pour n'être pas heureux, sont bien près de se transformer en raison d'être heureux. Mais toutes celles qui ne portent pas en elles ces germes de grandeur et de bonheur (il y a en effet dans la vie morale une foule d'espaces découverts où grandeur et bonheur se confondent), ne méritent pas qu'on les énumère. Il faut être heureux pour rendre heureux; et il faut rendre heureux pour demeurer heureux. Essayons d'abord de sourire pour que nos frères apprennent à sourire, et puis nous sourirons bien plus réellement en les voyant sourire. «Il ne me convient pas que je me chagrine moi-même, moi qui jamais n'ai volontairement chagriné personne», dit Marc-Aurèle, en une de ses plus belles lignes. Mais n'est-ce pas se chagriner soi-même et apprendre en même temps à chagriner les autres, que de n'apprendre pas à être aussi heureux que l'on peut l'être ?


Maurice Maeterlinck, La sagesse et la destinée (extraits), 1908


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