Clé

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Vincent Roy : Posons comme postulat que la poésie substitue au temps un hors-temps.
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Philippe Sollers : Je ne pense pas. Ou alors, il s’agirait de la conception idéaliste de la poésie qui serait de tous les temps en étant d’aucun. On peut imaginer un poète traversant les siècles et étant le même. Seulement, il n’apparaîtrait pas dans des circonstances comparables. Donc il a bel et bien un rapport au temps de son temps. Dante n’écrit pas au XIXe siècle contrairement à ce que semble croire Hugo. Et Shakespeare n’écrit pas à l’époque où Bonnefoy fait des conférences… Rimbaud n’écrit pas dans le même temps que Char. Car qu’est-ce qui marque le temps « où ça arrive » de telle façon que tout le reste sera sans avenir ? C’est un temps qui produit cette poésie-là, chez ce poète-là, qui a tout l’avenir pour lui. Tout le devenir pour lui. On ne va pas cesser de trouver ça extraordinairement actuel. Il s’agit d’un temps qui a tout le temps pour lui. Pas hors du temps, sinon il s’agirait d’une affaire religieuse qui aurait à voir avec l’éternité. À ce sujet, il faut se faire à l’idée que Nietzsche a écrit des choses (rires). Par exemple, dans ce passage de Zarathoustra : « Toutes ces doctrines d’un être unique et immuable et impérissable et qui ne manque de rien, je les dis mauvaises et ennemies de l’homme. L’impérissable n’est qu’une parabole et les poètes mentent trop. » Les poètes mentent trop. Leur rapport à la vérité (et vous allez voir, ça concerne le temps) est le plus souvent mensonger. Il faut comprendre la vérité du temps lui-même. Le saisonnement du temps… Comme Une saison en enfer parle d’au-dessus du temps mais vers tous les temps.
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« Arrivée de toujours qui t’en iras partout. »
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À une raison, de Rimbaud… ça arrive de toujours : le temps. Et ça s’en va partout : l’espace. Et ça n’arrête pas d’arriver de toujours. Donc le passé, le présent, l’avenir… Il suffit de supposer un quatrième temps, ce que fait Heidegger, qui englobe les trois autres. On commence par le quatrième qui englobe présent, passé et avenir. C’et de ce temps-là que les humanoïdes ne veulent pas. Et la poésie se veut dans ce temps-là de façon plus ou moins fulgurante.
Donc les poètes mentent trop, dit Nietzsche. Car les meilleures paraboles doivent parler du temps. Du temps et du devenir. Pas de l’impérissable. Le temps change sous la pression d’une révélation, on peut le dire, de l’être, et l’être est le temps lui-même. Le temps n’est pas stocké dans une idéalité et n’est pas ailleurs que là, maintenant, ici, tout de suite. Pour le devenir… .
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V.R. : Est-ce si important que cela, pour vous, la musique ?
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PH. S. : Oui… Oui… En entendant par musique quelque chose qui va dans le sens de la citation de Rimbaud, la clé de l’amour. Pas n’importe quelle musique, pas écoutée n’importe comment, pas en fond sonore, pas en techno, pas en bruits et fureur, pas comme anesthésique mais, au contraire, comme la pointe même de la révélation de la vérité. Quand Nietzsche dit : « Sans la musique, la vie serait une erreur », que veut-il dire exactement ? Que serait cette erreur ? Qu’entend-il, à ce moment-là, par musique ? Le cas Nietzsche est très significatif pour cette polémique… Puisqu’une grande partie de sa vie se passe à polémiquer avec Wagner… Adhésion dans un premier temps, puis récusation qui va jusqu'à la frénésie. Aller jusqu'à aimer Carmen par rapport à la catastrophe que représente, non pas seulement, Wagner, mais tout ce qui s’annonce à travers lui, c’est quand même extraordinairement intéressant. « L’erreur est la légende douloureuse », dit Lautréamont. L’erreur est une erreur qui n’est pas seulement une faute d’inattention… L’erreur, c’est de s’engager dans une voie de mort. Une « mortifération ». Donc, sans la musique, la vie serait la mort… pour traduire.
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V.R. : Vous dites que la musique est pour vous une préparation à la liberté absolue.
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Ph. S. : C’est ça. Je viens d’évoquer le thème de mourir et il ne faut pas oublier que cette question est au centre des préoccupations de Mozart. Il en parle. Quand vous entendez, dans La Flûte enchantée, cette formulation extraordinaire que « par la seule force de la musique, vous pourriez passer à travers la sombre nuit de la mort avec joie », c’est quand même une proposition étrange… ça va assez loin, n’est-ce pas ? (rires)
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Philippe Sollers, L’évangile de Nietzsche (2006)
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