K


Je
me suis
donné un but,
trouver ma place,
m'isoler dans ce chaos,
et tenter d'atteindre à mon désir
du rien, du néant

derniers mots prononcés lors d'un entretien avec Michèle Levieux
L'Humanité (18-Sept-02)



... Il m'arrive de penser qu'une photo, une image, a plus de valeur qu'un film. Le mystère d'une image reste scellé parce qu'elle n'a pas de son, il n'y a rien alentour. Une photo ne raconte pas une histoire donc elle est en permanente transformation, elle a surtout une vie plus longue que celle d'un film.

[...]

En ce moment, je me sens davantage photographe que cinéaste. Il m'arrive de penser: comment faire un film où je ne dirais rien ? Cela est devenu évident pour moi (...). Si des images peuvent donner une telle force à l'autre pour les interpréter, et tirer un sens que je ne soupçonnais pas, alors il vaut mieux ne rien dire et laisser le spectateur tout imaginer.
Quand on raconte une histoire, on ne raconte qu'une histoire et chaque spectateur, avec sa propre capacité d'imagination, entend une histoire. Mais quand on ne dit rien c'est comme si on disait une multitude de choses. Le pouvoir passe au spectateur. André Gide disait que l'importance est dans le regard, et non dans le sujet. Et Godard dit que ce qui est sur l'écran est déjà mort, c'est le regard du spectateur qui lui insuffle la vie.



Je suis de plus en plus persuadé du pouvoir d'appel de cette image [fixe], de la possibilité qu'elle donne au spectateur d'entrer profondément en elle et d'en faire sa propre interpretation. Or, dans les plans où il y a du mouvement -où un élément entre à un moment et sort à un autre- la concentration est réduite, l'attention du spectateur ne peut pas rester mobilisée. Comme lorsque l'on part en voyage. En traversant le hall d'une gare je croise des centaines de gens. Mais la seule personne dont je me souviendrai c'est le passager qui s'assiéra en face de moi et que je prendrai le temps de fixer. Peut-être l'aurai-je déjà croisé avant, mais sans avoir eu le temps de concentrer mon attention en lui. Maintenant son immobilité me permet de le fixer comme une image. Alors ma faculté d'interprétation s'active. Les détails de son visage, d'autres visages qu'il évoque, commencent à prendre forme dans mon esprit. En fait, exactement au moment où je m'installe comme une caméra, lui se dispose comme un sujet et se fixe comme une image. Cela me fait penser à la caméra de Bresson qui me permet ce temps de fixation.
C'est comme une fenêtre immobile qui s'ouvre sur un paysage : le temps d'une mélancolie, on fixe à travers elle un seul arbre qui se trouve en face. Cet arbre fait la même chose qu'une personne. "Et tu penses que tu ne le changeras pas contre tous les arbres du monde. Cet arbre te promet quelque chose de constant. Tu as rendez-vous avec lui. Toi, tu t'y rends, et lui, s'est rendu."
Il me semble que ces choses fixes ont la capacité de solliciter nos affects.

[...]

Jusqu'à présent je n'ai pu trouver une définition du cinéma. Si l'on considère que le cinéma a le devoir de raconter des histoires, il me semble que le roman le fait bien mieux. Les pièces radiophoniques, les feuilletons télévisés s'en acquittent aussi. Je pense à un autre cinéma qui rend plus exigeant et que l'on définit comme le septième art. Dans ce cinéma, il y a de la musique, de l'histoire, de la réverie, de la poésie. Mais tout en incluant cela, je pense qu'il reste un art mineur. Je me demande, par exemple, pourquoi la lecture d'un poème excite notre imagination et nous invite a participer à son achèvement. Les poèmes sont sans doute créés pour atteindre une unité malgré leur inachèvement. Quand mon imagination s'y mêle, ce poème devient le mien. Le poème ne raconte jamais une histoire, il donne une série d'images. Si j'en possède les codes, je peux accéder à son mystère.
Pour la même raison, un poème auquel je n'ai rien compris il y a dix ans, je peux m'y attacher aujourd'hui. Je pense aux poèmes mystiques de Mowlânâ Rûmi que mon père lisait quand j'étais enfant et que nous supportions parce qu'il était le père. Je les ai relus il y a dix ans, je le relis aujourd'hui et j'y trouve un autre sens qui m'avait échappé. J'ai rarement vu quelqu'un dire à propos d'un poème : je ne comprends pas. Mais au cinéma, dès que l'on n'a pas saisi un rapport, un lien, il est fréquent de dire que l'on n'a pas compris le film. Or l'incompréhension fait partie de l'essence de la poésie. On l'accepte comme telle. De même pour la musique. Le cinéma est différent. On aborde un poème avec ses sentiments, et le cinéma avec sa pensée, son intellect. On n'est pas censé pouvoir raconter un bon poème, alors qu'on est censé le faire pour un bon film quand on est au téléphone avec un ami. Je pense que si le cinéma doit être considéré comme un art majeur il faut lui accorder cette possibilité de ne pas être compris. À différents moments de la vie, un film peut nous laissser différentes impressions.
Or le cinéma est devenu de plus en plus un objet, un instrument de divertissement qu'il faudrait voir, comprendre et juger. Si on le considère vraiment comme un art, son ambiguïté, son mystère sont indispensables. Une photo, une image peut avoir un mystère, car elle donne peu, ne se décrit guère. Une image ne se représente pas, ne se donne pas en représentation mais annonce sa présence, invite le spectateur à la découvrir.



Je me souviens d'une peinture où trois personnages regardent hors du cadre. Cette image me semblait avoir deux fonctions. Nous regardons ces personnages et ceux-ci invitent notre regard vers un point inconnu. Le tableau représente trois femmes et il me semble que chacune évoque une émotion, un sentiment différent. Il y a deux jeunes filles et une femme plus âgée qui pourrait être leur mère. J'imagine qu'elles regardent un homme. Nous avons donc trois regards différents sur un homme. Les jeunes filles le regardent avec fascination ou attirance. La femme plus âgée a un regard critique et semble ne pas apprécier le regard des plus jeunes. La valeur de cette image tient au fait que nous regardons les personnages et que les personnages nous disent de regarder ailleurs.
En tant que cinéaste ou photographe, on rend service aux gens et en même temps on les trahit. Nous sommes presque à la place de Dieu : on choisit certaines choses que l'on donne à voir et on ne leur dit pas de quoi on les prive. Le cinéma, autant qu'il donne à voir, borne le regard. Parce qu'il limite égoistement le monde à une face du cube et nous prive des cinq autres. Ce n'est pas parce que la caméra ne bouge pas. On ne voit pas davantage si elle se déplace, car au fur et à mésure que l'on a accès à une face, on perd l'autre. Les films qui, comme ce tableau, renvoient à un ailleurs sont plus créatifs ou plus honnêtes.

[...]

Cela me fait penser à une anecdote sur Balzac qui, lors d'un Salon, s'attarde devant un tableau représentant une ferme avec une cheminée fumante dans un paysage neigeux. Il demande au peintre combien de personnes vivent dans cette maison. Le peintre répond qu'il ne sait pas. Balzac rétorque : « comment cela se fait-il ? Si c'est toi qui a peint ce tableau, tu dois savoir combien de personnes y habitent, quel âge ont les enfants, si leur récolte a été bonne cette année et s'ils ont suffisament d'argent pour donner une dot de mariage à leur fille. Si tu ne sais pas tout sur les personnes qui habitent cette maison, tu n'as pas le droit de faire sortir cette fumée de leur cheminée.»
Ce regard très humain est celui d'un bon spectateur qui n'est pas indifférent à cette maison, à ce que s'y passe. Il se trouve que ce spectateur n'est autre que Balzac. Pourtant, celui-ci n'était pas là en tant qu'écrivain mais comme simple spectateur. Dans toute création, il y a une part de la réalité qu'on ne montre pas. Mais il faut la faire sentir. Un peintre doit connaître ce qu'il ne montre pas. Sur ce petit cadre qui lui appartient, il doit tout savoir.



Je ne supporte pas le cinéma narratif. Je quitte la salle. Plus il raconte une histoire et mieux il le fait, plus grande devient ma résistance. Le seul moyen d'envisager un nouveau cinéma c'est de considérer davantage le rôle du spectateur. Il faut envisager un cinéma inachevé et incomplet pour que le spectateur puisse intervenir et comble les vides, les manques. Au lieu de faire un film avec une structure solide et impeccable, il faut affaiblir celle-ci -tout en ayant conscience qu'on ne doit pas faire fuir le spectateur ! La solution est peut-être d'inciter justement le spectateur à avoir une présence active et constructive. Je crois davantage à un art qui cherche à créer la différence, la divergence entre les gens plutôt que la convergence où tout le monde serait d'accord. De cette manière, il y a une diversité de pensée et de réaction. Chacun construit son propre film, qu'il adhère à mon film, le défende ou s'y oppose. Les spectateurs ajoutent des choses pour pouvoir défendre leur point de vue et cet acte fait partie de l'évidence du film. C'est avec une certaine faiblesse, un manque, qu'il faut aller à la guerre contre les puissances.

Abbas Kiarostami, dialogue avec Jean-Luc Nancy
L'évidence du film (2001)





2 commentaires:

  1. Bonjour Fayçal,

    Ce matin justement, j'étais en train de lire... L'évidence du film quand j'ai décidé de faire une pause sur la Toile... C'est amusant.
    Pour répondre à votre question laissée sur le blog de Didier Da, il s'agit bien d'oiseaux sur l'image. Ce qu'on ne voit pas sur la photo, c'est qu'il y a une petite cabane pleine de graines pour oiseaux sur cet arbre.

    Amitiés.
    I.

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  2. Merci, tendre I.
    Donc deux p'tits oiseaux qui étaient venues chercher la graine et qui repartent... avec le vent

    "La pluie du printemps
    inonde
    le nid de l'oiseau

    l'oiseau est allé regarder le printemps"

    K (Avec le vent)

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