Vide


Ils sont plusieurs, enfants de la planète, à penser que le langage n’est pas encore institué, que la langue n’est pas parlée. Ce langage, cette langue, il leur semble qu’ils en sont mystérieusement responsables. Au sens des mots, dans les langues qui ont cours, ils accrochent. Ces mots, oui, parlent mais ne disent, enseignent, renseignent, mais ne sauvent. Ces mots sont de substances pauvres. Or ceux-là que j’évoque n’ont faim que de substance. Et quelle substance ?
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Ainsi, nous servant d’approximations, nous pourrions énoncer que la poésie est, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, substance, équation, combustion, illumination : elle est, au terme de tous les accidents qui la forment et la transforment, substance illuminatrice. Mais ce n’est là encore, malheureusement, qu’une image et la poésie, pour être, pour être l’être qu’elle est, si elle est, doit se débarrasser de la vanité même de toutes les images, appelées à disparaître et mourir dans la fulguration de l’être qu’elles auront induit.
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Induire en vérité serait l’expression appropriée pour décrire la tentation permanente du langage de poésie si l’on pouvait présupposer, de la vérité, le point d’apparition. Or l’apparition n’est-elle pas de la nature de l’apparence, nature par définition ambiguë, à cheval sur le mensonge ? La poésie ne saurait être suspens du langage au guet de la présence, ni l’ombre machinée d’un piège. Ce qu’elle convoite, c’est cela seulement : l’exigence impitoyable d’être elle-même avec les seuls moyens qui soient à sa disposition, pauvres. Pauvres moyens destinés à périr lors du surgissement essentiel, c’est cela, fondamentalement, qu’on appelle, dans la poésie, l’innocence. L’innocence refuse tout recours, tout secours, tout discours : pauvreté essentielle.
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Car la pauvreté essentielle est un luxe, et le dernier qui soit. Cet effort n’est pas facile. Il est comme d’un nageur qui remonte le courant vers les cascades et les chutes et qui, à ce retour en amont, s’épuise. Beaucoup cèdent en chemin, et regagnent la rive, si la force leur en est laissée. Ils resteront à jamais les contemplateurs mélancoliques d’un fleuve. D’autres, les plus nombreux, depuis longtemps ont abandonné l’épreuve et, suivant le fil habituel de l’eau et sa pente, ont choisi de dériver, comme on dit. Peu, très peu, s’obstinent, jamais impunément. Ceux-là croient savoir que s’il est un salut, il est dans l’origine.
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Au prix de la perte personnelle de l’arbre et l’étoile se fonde la communication ordinaire et le réseau des signes sociaux improblématiquement partagés. Impur, impur réseau… Le signe de nos signes est le mot dessiné qui, du sens dont à bon compte il les habille, camoufle l’arbre que je dis, et l’étoile devenue inopérante, et le grain individuel du sable. Défaire cet impur réseau laborieusement tissé par des siècles de consentement linguistique, moral et mental, c’est dans l’univers travesti faire la guerre aux travestissements : c’est, pour la nudité de tout, se vouloir nu.
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D’autres, bien plus savants que moi en leur idiome, diront cette nuit indispensable où le sens se couvre et s’enténèbre, par espérance d’une clarté nouvelle, d’une lumière issue de lui et à lui soudain mieux attachée. Dans cette nuit du sens, cette nuit insensée, des poètes, nos frères, se sont égarés, et perdus. Que l’Ange du Sens, si périlleusement désiré, soit, dans la lumière du Sens, leur compagnon définitif ! Quand la nuit fut noire et blanche, ils ont continué d’avancer, alors même que ce ne pouvait être que la fin du monde en avançant. Ainsi seront sauvés certains de nos mots, mince bagage, aurore inaugurale.
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Appréhender la nuit sans la piéger est l’opération très délicate de la vérité qui nous cherche à travers la confusion du sens. C’est à ce point, très improbable, d’une rencontre entre le langage risqué et se risquant et la latence inaltérée de l’origine que la poésie, parfois, fuse, et l’on peut, rétrospectivement, imaginer que ce langage abouti, maintenant détruit et réduit en cendre, que ce langage est l’équation algébrique, faite d’équilibres terriblement invisibles, où l’univers vient reconnaître, terriblement condensée et prête à l’explosion, sa loi tremblante.
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Neige et feu, feu et neige ensevelissant l’équation initiale, ombragée et perdue : telle est la neige et son interminable chute sur l’éternité de la parole retrouvée, de la langue réintroduite dans la vivacité des éléments. Les contraires ne sont là que pour mieux annuler leurs efforts et restituer le mot à son vide pur. Alors le sens remplit le mot ainsi merveilleusement récupéré. L’arbre et l’étoile et le sable enfin se disent, contenus frémissants de ce contenant qui, mystérieusement, nous les restitue libres. Si l’être nous est communiqué par la médiation inévitable des images et des figures, alors l’image et la figure sont de l’être enraciné et, je le rappelle, fusant, jaillissant, fulgurant. Image et figure ne sont plus – ne sont plus – qu’inducteurs obligés, elles-mêmes ces blancs, très blancs moyens, d’une fin immaculée, blanc sur blanc. Le vide est cet air intact d’après la neige, qui n’est pas le vide, puisqu’en lui mots et choses confondus, sens et signifiant incorporés l’un dans l’autre, inimaginablement s’unifient. Inimaginable parousie de tout dans chaque fragment, qui n’est fragment que pour notre anxiété malhabile, résurgente. Le tout de l’instant apparu dans le vide, dans la résorption de l’image et la bascule fulgurante de l’instant.
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Le sens inscrit – le langage, institué, repose.
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Salah Stétié, Induire en vérité (1979)

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