Miroir d'eau


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Un peu avant l'aube une lune se fit voir au firmament
Du firmament elle descendait et elle eut souci de nous.
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Semblable au faucon qui enlève un oiseau tandis qu'il chasse
Cette lune m'enleva et s'en fut courir au firmament.
.
Lorsqu'en moi je fis inspection, je ne me vis plus moi-même
Parce qu'en cette lune mon corps avait reçu la grâce de devenir semblable à l'âme.
.
Dans l'âme, comme je pérégrinais, je vis seulement la lune
Au point que le mystère de l'éternelle théophanie fut entier dévoilé.
.
Les neuf cieux descendaient tous au sein de cette lune
Le vaisseau de mon existence était entier caché au profond de cette mer.
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L'onde en l'océan choqua ses vagues et l'intelligence revint à elle.
Elle fit courir son bruit. Cela se fit ainsi et ainsi en fut-il.
.
Cette mer écuma et par chacun de ces fragments d'écume
Une figure advint à l'un, un corps advint à l'autre.
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Chaque fragment d'écume, corps qui de la mer reçut signature,
Redevint eau et dans cette mer fut emporté par le flot.
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Sans la guidance de mon maître, le Soleil du Réel de Tabrîz,
L'on ne peut voir ni la lune ni devenir la mer
.
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Jalâloddîn Rûmî (1207-1273), Soleil du Réel
.

Sud


Sudique
que je crée par la pluie et les éboulis
que je transforme en lait nuptial pour des noces de torrents
abrupte et seule face à la parole bouclée nouée Sudique
m' émiettant en visages de pisé
dans tes circuits d'oiseaux parents des nostalgies

.Sudique lourde et transie sous ton fardeau de lauracée
sous mon absence que l'on me fourre dans les yeux
toujours dans les trombes
comme jamais terre ne fut plus belle
.
Sudique attelée louve enragée à tes mamelles
que je boive au goulot ta solitude
il y a
cette navette de sadiques et de sorciers
entre ma peau et ton front à saccades
.
Sudique
.
inconnue violée morose et cette chaîne
héritée des marées à crampes enfoncée
dans ton cou
et ce maudit esclave qui crache dans ton ombre
.
tant tu m'emplis la narine et la bouche
de tes effluves de planète et de serpolet
tant tu tournes sur mon échine
pour voir si j'ai peuplé
mes veines qui s'avancent dans une nuit de graminées
.
Sudique montée par un soleil à dent de requin
piaffant gémissant
coupable d'être
en plein rut d'un astre étrange
te voilà nue rousse gemme te voilà
avec ton dos de raie rouge et de gale
Sudique épelant
des noms de chemins et de fruits
quand le nopal
derrière un mur de galets
balance sa silhouette de femme et de criquet
tel un œil en fleurs tourné vers le sommet
.
Sudique
percée d'oubli et de rocs violets
assainie soudain par des troupes de poèmes ferventes
de poèmes
.
qui font éclater chaque pierre sous mes pieds
quand mon corps bée
entre des mains bleues
entre les flûtes
Sudique sur un pic miraculeux
couleuvre jeune récitant
des piétinements sans histoire
Sudique attelée, louve enragée à tes mamelles
seule et multiple
et ces tristes airs d'abandon et de haine
ces crieurs ces goumiers qui traînent
leur vie mortelle
ces phéniciens ces nus voraces
Sudique de rutilance et de scorpions
sur tes seins enroulés fermes
et ce maudit esclave qui crache dans ton ombre
.
je parle d'un meurtre d'avant les sables et les traces
et les fientes et les ruptures
d'avant ton visage de rose noire
d'avant tes cernes tes tentacules
tes négations et les échelles qui me dédoublent
tic-taquant trimbalant
un gosse sans joues sans rétines
petit alcoolique morfondu vrillé vierge
tapi sous tutelle
d'un noé qui pense au déluge
Sudique dévissant
.
un songe honteux et riche
qui troque tes versants de vents et d'ambre
lorsque chante cet idiot d'homme
depuis les peurs
d'un paradis sans autre existence que le crâne
pelé du poète
dans tes éclatements plus vraie mais plus terrible
royale et seule morte et vivante
dans tes baves blanches
dans tes déroulements informes de serpents
comme tirée à blanc par un ancêtre
Sudique dans tes sexes d'orages et de ciels
tes flancs d'arbre à gueule de chacal
dans tes menstrues d'hiver tordant les collines
parmi des terreurs de ronces et des tridactyles
dans tes colères
dans tes rires tranquillement blême et âpre
comme tes femmes
comme tes hommes
dans tes coquilles et tes silices
dans tes vins aigres
dans tes crimes à double tranchant dans tes
nageoires
dans tes lucioles
dans tes postures
dans tes nacres dans tes coliques
dans tes rougeurs
dans tes sarcoptes et tes rougeurs
dans tes varioles
dans tes mille doigts gonflés de syrphes
.
dans tes ombilics
dans tes hélianthes
dans tes épaisseurs de menaces et de boues
dans tes gaffes tes grêles tes mantes
je m'ouvre en virgule de ma trempe nègre
me fais ricaneur
poésie puisque d'autres grattent les murets
et pissent dans les trous
puisque ma raison s'imbrique dans les fèces et le porc-épie
puisque te voilà Sudique sans leur face
face à toi seule
Sudique dans mon image de ruffian
dans mon sang qui bat sans cœur
Sudique que je crée par la pluie et les éboulis
.
.
Mohammed Khaïr-Eddine, Ce Maroc !, 1975
.

Être


Secret du rien
tels nous sommes
où le mirage
d'embruns fleurit
un temps l'éclair
et de toujours
le désert du dedans
.
Zaghloul Morsy, D'un soleil réticent (1969)

Chant



III

Si les temps revenaient, les temps qui sont venus !
- Car l'Homme a fini ! l'Homme a joué tous les rôles !
Au grand jour, fatigué de briser des idoles
Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !
L'idéal, la pensée invincible, éternelle,
Tout ; le dieu qui vit, sous son argile charnelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
Et quand tu le verras sonder tout l'horizon,
Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !
- Splendide, radieuse, au sein des grandes mers
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L'Amour infini dans un infini sourire !
Le Monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frémissement d'un immense baiser !
.
- Le Monde a soif d'amour : tu viendras l'apaiser
.
Ô ! L'Homme a relevé sa tête libre et fière !
Et le rayon soudain de la beauté première
Fait palpiter le dieu dans l'autel de la chair !
Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,
L'Homme veut tout sonder, - et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée
S'élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...
Qu'elle bondisse libre, et l'Homme aura la Foi !
- Pourquoi l'azur muet et l'espace insondable ?
Pourquoi les astres d'or fourmillant comme un sable ?
Si l'on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l'horreur de l'espace ?
Et tous ces mondes-là, que l'éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d'une éternelle voix ?
- Et l'Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?
La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ?
Si l'homme naît si tôt, si la vie est si brève,
D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profond
Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond
De l'immense Creuset d'où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?...
.
Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés
D'un manteau d'ignorance et d'étroites chimères !
Singes d'hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l'infini !
Nous voulons regarder : - le Doute nous punit !
Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile...
- Et l'horizon s'enfuit d'une fuite éternelle !
.
Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts
Devant l'Homme, debout, qui croise ses bras forts
Dans l'immense splendeur de la riche nature !
Il chante... et le bois chante, et le fleuve murmure
Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !...
- C'est la Rédemption ! c'est l'amour ! c'est l'amour !...
.
Arthur Rimbaud, Soleil et chair (extrait), 1870

Joie


Lîlâ le jeu

lîlâ la joie lîlâ mouvement lîlâ lîlâ le jeu sans fin
racine et transformation
fleuves et montagnes
des vents des nuages
des rivières et des rochers
lîlâ le nom lîlâ la forme lîlâ les noms lîlâ les formes
l'homme peut communier avec le mystère de la nature
souffle-esprit à l'oeuvre vaste mouvement souffle-esprit

lîlâ lumière et lîlâ l'écho des lumières
le ciel enlace la terre anime
la montagne possède le recel latent
la mer possède le déferlement immense
lîlâ soleil lîlâ voix lîlâ coeur
lîlâ soleil coeur et lumières lîlâ le jour lîlâ la nuit
lîlâ la lune lîlâ le ciel lîlâ l'étoile
lîlâ lîlâ le ciel et les étoiles
la mer peut manifester une âme
la montagne véhiculer un rythme
moi je perçois la montagne
la montagne c'est la mer la mer c'est la montagne
montagne et mer connaissent la vérité
moi le plus divinement débraillé de l'écriture
lîlâ le jeu
lîlâ le jeu sans fin
.
.
Lionel André, Sous le Pas (ici), 2009

Intervalle



Poids des pierres, des pensées

Songes et montagnes
n’ont pas même balance

Nous habitons encore un autre monde
Peut-être l’intervalle

.
Philippe Jaccottet, Le monde
Poésie 1946-1967
.
*
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Éthique et poétique de Philippe Jaccottet, par Maurice Élie
(ici)

Enfance



Jamais je n’ai gardé de troupeaux
mais c’est tout comme si j’en gardais.
Mon âme est semblable à un pasteur,
elle connaît le vent et le soleil
et elle va la main dans la main avec les Saisons
suivant sa route et l’œil ouvert.
Toute la paix d’une nature dépeuplée
auprès de moi vient s’asseoir.
Mais je suis triste ainsi qu’un coucher de soleil
est triste selon notre imagination
quand le temps fraîchit au fond de la plaine
et que l’on sent la nuit entrer
comme un papillon par la fenêtre.


Mais ma tristesse est apaisement
parce qu’elle est naturelle et juste
et c’est ce qu’il doit y avoir dans l’âme
lorsqu’elle pense qu’elle existe
et que des mains cueillent des fleurs à son insu.


D’un simple bruit de sonnailles
par-delà le tournant du chemin
mes pensées tiennent leur contentement.
Mon seul regret est de les savoir contentes,
car si je ne le savais pas
au lieu d’être contentes et tristes,
elles seraient joyeuses et contentes.

Penser dérange comme de marcher sous la pluie
lorsque s’enfle le vent et qu’il semble pleuvoir plus fort.


Je n’ai ni ambition ni désirs.
Être poète n’est pas une ambition que j’ai,
c’est ma manière à moi d’être seul.

Et s’il m’advient parfois de désirer
par imagination pure, être un petit agneau
(ou encore le troupeau tout entier
pour m’éparpiller sur toute la pente
et me sentir mille choses heureuses à la fois)
c’est uniquement parce que j’éprouve ce que j’écris au coucher du soleil,
ou lorsqu’un nuage passe la main par-dessus la lumière
et que l’herbe est parcourue des ondes du silence.


Lorsque je m’assieds pour écrire des vers,
ou bien, me promenant par les chemins et les sentiers,
lorsque j’écris des vers sur un papier immatériel,
je me sens une houlette à la main
et je vois ma propre silhouette
à la crête d’une colline,
regardant mon troupeau et voyant mes idées,
ou regardant mes idées et voyant mon troupeau
et souriant vaguement comme qui ne comprend ce qu’on dit
et veut faire mine de comprendre.


Je salue tous ceux qui d’aventure me liront,
leur tirant un grand coup de chapeau
lorsqu’ils me voient au seuil de ma maison
dès que la diligence apparaît à la crête de la colline.
Je les salue et je leur souhaite du soleil,
et de la pluie, quand c’est de la pluie qu’il leur faut,
et que leurs maisons possèdent
auprès d’une fenêtre ouverte
un siège de prédilection
où ils puissent s’asseoir, lisant mes vers.
Et qu’en lisant mes vers, ils pensent
que je suis une chose naturelle :
par exemple, le vieil arbre
à l’ombre duquel, encore enfants
ils se laissaient choir, las de jouer,
en essuyant la sueur de leur front brûlant
avec la manche de leur tablier à rayures.

*

Que ne suis-je la poussière du chemin,
les pauvres me foulant sous leurs pieds…

Que ne suis-je les fleuves qui coulent,
avec les lavandières sur ma berge…

Que ne suis-je les saules au bord du fleuve,
n’ayant que le ciel sur ma tête et l’eau à mes pieds…

Que ne suis-je l’âne du meunier,
lequel me battrait tout en ayant pour moi de l’affection…

Plutôt cela plutôt qu’être celui qui traverse l’existence
en regardant derrière soi, la peine au cœur…

*

Si je meurs jeune
sans pouvoir publier un seul livre
sans voir l’allure de mes vers noir sur blanc,
je prie, au cas où l’on voudrait s’affliger sur mon compte,
qu’on ne s’afflige pas.
S’il en est ainsi advenu, c’était justice.

Même si mes vers ne sont jamais imprimés,
ils auront leur beauté, s’ils sont vraiment beaux.
Mais en fait ils ne peuvent à la fois être beaux et rester inédits,
car les racines peuvent bien être sous terre,
mais les fleurs fleurissent à l’air libre et à vue.
Il doit en être ainsi forcément ; nul ne peut l’empêcher.

Si je meurs très jeune, écoutez ceci :
je ne fus jamais qu’un enfant qui jouait,
je fus idolâtre comme le soleil et l’eau
d’une religion ignorée des seuls humains.
Je fus heureux parce que je ne demandai rien,
non plus je ne trouvai qu’il y eût d’autre explication que le fait
pour le mot explication d’être privé de tout sens.


Je n’ai désiré que d’être au soleil ou sous la pluie,
au soleil lorsqu’il le soleil y était
et sous la pluie lorsqu’il pleuvait
(et jamais au contraire),
avoir chaud et froid et vent,
et ne point aller au-delà.


Une fois j’aimai, et je crus qu’on m’aimerait,
mais je ne fus pas aimé.
Je ne fus pas aimé pour l’unique et grande raison
que cela ne devait pas être.


Je me consolai en retournant au soleil et à la pluie
et en m’asseyant de nouveau à la porte de ma maison.
Les champs, tout bien compté, ne sont pas aussi verts pour ceux qui sont aimés
que pour ceux qui ne le sont pas.
Sentir, c’est être inattentif.


Alberto Caeiro (1889-1915), Le gardeur de troupeaux et autres poèmes