shgaga
J'ai bu le vin d'un échanson, de l'Échanson, au cabaret universel. J'ai bu le vin et je suis ivre de l'échanson. Quand il paraît nos coeurs s'enflamment, car il répand cette cire incandescente dont le soleil n'est qu'un mode éphémère. Consumés par le feu de l'Amour, nos corps deviennent lumière. Le feu de l'Amour n'est pas celui de notre terre. J'ignore ce qu'il est. Là-bas, chaque enivré psalmodie : " Je suis le Vrai. " Les amoureux maladroits ressemblent à Mansour. Quand ils sont Adham le Magnifique, lors, comme dans Balkh, des ruines s'amoncellent. Nous sommes des milliers à être Bayazid. Ensemble nous chantons ce refrain : " J'abandonne et je viens. " Yunus, tiens ta langue devant les ignorants . Tu sais comment ceux-ci passent leur temps.
Yunus Emre, Le Diwan
traduit par Yves Régnier
Poétique du vivant
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La poésie élève chaque individu à la totalité à travers une opération de connexion qui lui est propre - et si la philosophie, par sa jurisprudence, prépare le monde à l´influence des idées, alors la poésie est pour ainsi dire la clé de la philosophie, son but et sons sens. Car la poésie fonde la belle société - la famille universelle - la belle ordonnance de l´univers. Pendant que la philosophie augmente les forces de l´individu à travers le Système et l´Etat, en lui communiquant les forces de l´humanité et de l´univers, et en transformant ainsi la totalité en organe de l´individu, et l´individu en organe de la totalité, la poésie réalise la même opération au niveau de la vie. L´individu vit dans la totalité et la totalité dans l´individu. La poésie engendre la sympathie supérieure et la coactivité, la communion intime du fini et de l´infini.
La poésie est production. Toute création poétique doit être un individu vivant. Quelle quantité inépuisable de matière nous entoure, qui pourrait servir à de nouvelles combinaisons individuelles ! Celui qui a découvert un jour ce secret n´a plus qu´à se décider à renoncer à la diversité infinie et à son simple plaisir pour commencer n´importe où. Mais cette décision coûte le libre sentiment d´un monde infini, et impose de se limiter à une seule apparition de celui-ci. Ne devrions-nous pas notre existence terrestre à un tel acte ?
Nous avons deux systèmes de sens qui, aussi différents puissent-ils paraître, sont pourtant intimement mêlés l´un à l´autre. Un système s´appelle le corps, l´autre l´âme. Le premier dépend des excitations extérieures que nous subsumons sous les noms de nature ou de monde extérieur. Le second est rattaché originellement à un ensemble d´excitations intérieures que nous nommons esprit ou monde spirituel. Il existe habituellement une connexion entre ce second système et le premier, par lequel il est stimulé. Cependant, on remarque souvent les signes d´une relation inverse, et il apparaît que les deux systèmes existent en vérité dans un parfait rapport de réciprocité au sein duquel chacun stimule l´autre, formant ainsi une harmonie, et non une seule tonalité. Ainsi, ces deux mondes, ou ces deux systèmes, constituent une harmonie libre, et non une disharmonie ou une monotonie. Le passage de la monotonie à l´harmonie se fera naturellement par la disharmonie, et c´est seulement à la fin que l´harmonie naîtra.
Le monde a une capacité originelle à être animé par moi - il est même animé a priori par moi - nous formons une unité. J´ai une tendance et une capacité originelles à animer le monde. Je ne puis me mettre en relation avec rien qui ne dépende de ma volonté, ou qui ne soit conforme à celle-ci. Par conséquent, le monde doit avoir une aptitude originelle à dépendre de ma volonté, à lui être conforme. Mon efficacité spirituelle, ma réalisation d´idées ne pourront donc pas être une décomposition, une transformation du monde, en tout cas pas en tant que je suis membre de ce monde-ci, mais ne pourront être qu´une opération de variation. Sans lui porter préjudice, j´ordonnerai, j´aménagerai et je formerai le monde - ainsi que ses lois, dont je me servirai.
Toute vie est un processus de regénération exubérant, et qui n´a l´apparence d´un processus d´annihilation que vu de côté. Le précipité de la vie est un précipité vivant - portant en lui la vie - de même que la chaleur par rapport à la flamme - x par rapport à la vie. Un facteur est un élément vivant (excitable) - l´autre facteur étant la vie (l´excitant). (...) Le produit est la vie. Chacun de ces deux facteurs sont relatifs et variables. - De là naît une série vitale. La vie en général agit dans tout.
De la même façon que le peintre voit les objets visibles avec d´autres yeux que ceux de l´homme commun - le poète découvre les événements du monde extérieur et intérieur d´une tout autre manière que les hommes ordinaires. Mais c´est surtout avec la musique qu´il est le plus évident que c´est l´esprit qui poétise les choses et les modifications de la matière, et que le Beau, objet de l´art, ne nous est pas donné, et qu´il n´est pas présent dans les phénomènes. Tous les sons que la nature produit sont grossiers - et sans esprit - c´est seulement à l´âme musicale que le bruissement de la forêt - le sifflement du vent, le chant du rossignol, le murmure du ruisseau apparaissent mélodieux et évocateurs. Le musicien tire de lui-même l´essence de son art - et on ne peut même pas le soupçonner de la moindre imitation. Quant au peintre, il semble que la nature visible ait déjà travaillé pour lui, et qu´elle soit entièrement son modèle inaccessible - Mais en vérité l´art du peintre est aussi autonome que celui du musicien, et dépend totalement de conditions a priori. Le peintre se sert uniquement d´un langage de signes infiniment plus complexe que celui du musicien - le peintre peint avec l´œil - Son art consiste à voir des lignes régulières et belles. Il voit d´une manière totalement active - sa perception est une activité totalement formante. Son tableau consiste entièrement en un chiffre - il est son moyen d´expression - son outil de reproduction. Que l´on compare maintenant la note avec ce chiffre artificiel. Le mouvement varié des doigts, des pieds et de la bouche, le musicien devrait l´opposer plutôt au tableau du peintre. Mais le musicien entend lui aussi d´une manière active - il tire de lui-même ce qu´il entend. Certes, cet usage inversé des sens est un secret pour le commun des mortels, et pourtant chaque artiste est plus ou moins pleinement conscient de celui-ci. Presque chaque homme est déjà artiste à un degré infime - il voit ce qu´il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors - il sent ce qu´il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors. La grande différence consiste en ceci: l´artiste a animé dans ses organes le germe de la vie autopoétique - il a augmenté l´excitabilité de ceux-ci dans leur lien avec l´esprit, et il est ainsi en mesure de diffuser à travers ces mêmes organes les idées qu´il désire - sans sollicitation extérieure - de les utiliser tels des outils en vue des modifications du monde réel de son choix.
La constitution parfaite consisterait en l´association de la plus grande excitabilité et de la plus grande énergie. Celle-ci ne pourrait être atteinte, comme tous les extrêmes, qu´à travers une liberté réelle, une volonté. L´homme doit être capable, il doit exister une faculté en l´homme d´accorder librement son excitabilité, de modifier la sensation, une faculté lui permettant de diriger son excitabilité. C´est lorsque l´organe que nous appelons âme se modifie que nous ressentons le plus fortement l´existence de cette faculté. L´attention est une expression de celle-ci, grâce à laquelle il nous est possible de laisser agir tel ou tel objet faiblement ou vigoureusement, brièvement ou longtemps sur l´un de nos sens. L´attention augmente ou diminue, par conséquent accorde l´excitabilité de cette organe. (...) Une activité semblable doit être possible au niveau du corps, au sein du système des organes les moins développés, activité en partie déjà existante, mais qu´il nous faut exercer artificiellement à un degré bien supérieur. Le but de la médecine doit être par conséquent le développement complet de cette faculté.
Le monde des livres n´est en fait que la caricature du monde réel. Tous deux proviennent de la même source - le premier cependant apparaît à travers un xxxx plus libre, plus agile - d´où la vivacité des couleurs - la présence moins forte des demi-teintes - la vigueur des mouvements - le caractère plus frappant des contours - la dimension hyperbolique de l´expression. L´un n´apparaît que fragmentairement - l´autre que globalement. C´est pourquoi le premier est plus poétique - plus spirituel - plus intéressant - plus pictural - mais aussi moins vrai - moins moral - plus philosophique. La plupart des hommes, y compris la plupart des érudits, n´ont qu´une vision livresque - qu´une vision fragmentaire du monde réel - et souffent ainsi des défauts du monde des livres tout en en savourant les avantages. Beaucoup de livres ne sont d´ailleurs rien d´autre que la représentation de telles visions fragmentaires de la réalité.
L´individu, venu au monde à la suite d´un seul hasard absolu qui est la cause de sa propre individualité, atteindra la perfection, la pure systématicité. Tous les autres hasards de sa vie, la série infinie de ses différents états doivent être intégrés dans ce seul hasard initial, ou mieux encore, déterminés comme ses hasards et ses états. Déduction de sa vie individuelle à partir d´un unique hasard - d´un seul acte arbitraire.
Notre corps tout entier peut être librement mis en mouvement par l´esprit. Les effets de la peur, de l´effroi, de la tristesse, de la colère, de la jalousie, de la honte, de la joie, de la fantaisie, etc. représentent assez d´indications à cet égard. Par ailleurs, nous avons de nombreux exemples d´hommes qui ont atteint une maîtrise totale sur des parties du corps habituellement indépendantes de la volonté. De cette manière, chacun deviendra son propre médecin et développera un sentiment du corps complet, certain et exact, l´homme deviendra véritablement indépendant de la nature, peut- être même en mesure de restaurer des membres perdus, de se tuer par un simple acte de volonté, et ainsi il atteindra un vrai savoir sur le corps, l´âme, le monde, la vie, la mort et le monde spirituel. Alors, il ne dépendra peut-être que de lui d´animer quelque matière, il forcera ses sens à produire la forme qu´il désirera, vivant véritablement dans son monde. Il sera en état de se séparer de son corps s´il le désire, il verra, entendra, sentira ce qu´il voudra, comme il voudra et selon la combinaison qu´il souhaitera.
La fatalité qui nous accable est l´inertie de notre esprit. Nous nous changerons nous-mêmes en la fatalité à travers l´extension et la formation de notre activité. Tout paraît venir du dehors vers nous parce que nous ne tirons rien de nous-mêmes. Nous sommes négatifs parce que nous le voulons - plus nous serons positifs, plus le monde autour de nous sera négatif - jusqu´au point où il n´y aura plus de négation - et où nous serons totalité dans la totalité.
Dieu veut des dieux.
Le peintre a déjà, à un certain degré, l´oeil en son pouvoir - le musicien l´oreille - le poète l´imagination - l´organe du langage et le sentiment - et même plusieurs organes en même temps - dont il assemble les effets au niveau de l´organe du langage ou bien en dirigeant ceux-ci jusqu´à la main - (le philosophe a l´organe absolu) - et le poète agit avec ses organes comme il l´entend, faisant apparaître à travers eux un monde d´esprits - le génie n´est rien d´autre que la capacité spirituelle à employer activement ses organes - Jusqu´à aujourd´hui nous n´avons eu que des fragments de génie - l´esprit doit devenir entièrement génie.
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Novalis (1772-1801), Fragments logologiques
(traduit par Laurent Margantin, source ici ou là)
On dit qu'après nous viendront des siècles où l'on jouira d'un bonheur parfait, au point que les lions mêmes de la forêt seront muselés. Arrière ! Arrière ! Parole mensongère ! Il y a, dans tout faucon, un être furieux d'appétit. Tant que Mars ou Saturne brilleront dans le ciel, les vagues débordantes de l'iniquité ne cesseront pas de s'entre-heurter. Car si, par l'effet d'un bonheur miraculeux, les sphères se trouvaient changées et retournées, le fortin de pierre pourrait être construit sur un abîme. Donne à l'homme le présent le plus éloigné de ce qu'il espérait. Celui qui invoque la mort n'a-t-il pas derrière lui un enfer ?
Al Ma'ari, Poèmes
traduit par Georges Salmon
Si pogués acordar Raó i Follia,
I en clar matí, no lluny de la mar clara,
La meva ment, que de goig és avara,
Em fes present l'Etern. I amb fantasia
- Que el cor encén i el meu neguit desvia -
De mots, de sons i tons, adesiara
Fes permanent l'avui, i l'ombra rara
Que m'estrafà pels murs, fos seny i guia
Del meu errar per tamarius i lloses;
- Oh dolços pensaments!, dolçors en boca ! -
Tornessin ver l'Abscon, i en cales closes,
Les imatges del sol que l'ull evoca,
Vivents; i el Temps no fos; i l'esperança
En Immortals Absents, fos llum i dansa !
Oh puissais-je accorder la Raison, la Folie,
Qu'un clair matin, non loin de la mer claire,
Cet esprit mien, de plaisir trop avare,
Me fasse l'Eternel présent. Et par la fantaisie
- Qui le coeur embrase et détourne l'ennui -
Que les mots, les sons, les timbres, quelquefois
Perpétuent l'aujourd'hui, et que l'ombre rare
Qui me contrefait au mur, me soit sage et guide
En mon errance parmi tamaris et dalles ;
- Oh douceurs dans la bouche ! les douces pensées ! -
Qu'elles fassent vrai l'Abscons, qu'à l'abri de calanques,
Les images du songe par les yeux éveillés,
Vivent; que le Temps ne soit plus; mais l'espérance
En d'Immortels Absents, la lumière et la danse !
Josep Vicenç Foix i Mas, Poésie
(traduit par Monserrat Prudon et Pierre Lartigue)
Anges de la maison, venez ! Dans toutes les veines de la vie
Les réjouissant toutes, que ce qui est du ciel se partage !
Ennoblisse ! Rajeunisse ! Qu'aucun bien humain, que pas
Une heure du jour ne soit sans les Heureux et aussi
Qu'une joie semblable à celle d'aujourd'hui où ceux qui aiment se retrouvent
Comme il convient, soit sanctifiée comme il le faut...
Friedrich Hölderlin
pour Mar R. Blanco
.......................ce sont des flammes
les yeux et ce sont des flammes ce qu'ils regardent,
flamme est l'oreille, le son est flamme,
braise les lèvres et tison la langue,
le toucher et ce qu'il touche, la pensée,
et le pensé, flamme est celui qui pense
tout se consume, l'univers est flamme
il brûle ce même rien qui n'est pas rien
sinon un penser en flammes, enfin la fumée :
il n'y a ni bourreau ni victime...
............................et le bruit
dans le soir du vendredi ? et le silence
qui se couvre de signes, le silence
qui dit sans dire, il ne dit rien ?,
ils ne sont rien les cris des hommes ?,
il ne se passe rien quand passe le temps ?,
- il ne se passe rien, seul un cillement
de soleil, un mouvement à peine, rien,
il n'y a pas de rédemption, il ne revient pas en arrière le temps,
les morts restent figés dans leur mort
et ne peuvent mourir d'une autre mort,
intouchables, cloués en leur geste,
depuis leur solitude, depuis leur mort
sans sursis ils nous regardent sans nous regarder,
leur mort c'est la statue de leur vie,
un toujours être déjà rien pour toujours,
chaque minute est rien pour toujours,
un roi fantôme régit ses battements de coeur
et ton geste final, ton dur masque
moulé sur ton visage changeant :
nous sommes le monument d'une vie
étrangère et non vécue, à peine notre
- la vie, quand fut-elle réellement notre ?
quand sommes-nous réellement ce que nous sommes ?
nous ne sommes jamais bien regardés, jamais nous ne sommes
en tête à tête sinon vertige et vide,
grimaces dans le miroir, horreur et vomissure,
jamais la vie est nôtre, elle est aux autres,
la vie n'est à personne, nous sommes tous
la vie -pain de soleil pour les autres,
je suis autre quand je suis, mes actes
sont davantage miens s'ils sont aussi à tous,
pour que je puisse être il me faut être autre,
sortir de moi, me chercher parmi les autres,
les autres qui ne sont pas si moi je n'existe pas,
les autres qui me donnent pleine existence,
je ne suis pas, il n'y a pas de je, toujours nous sommes autres,
la vie est autre, toujours ailleurs, très loin,
hors de toi, de moi, toujours à l'horizon,
vie qui nous dévit et nous aliène,
vie qui nous invente un visage et le pourrit,
faim d'être, ô mort, pain de tous,
Héloïse, Perséphone, Marie,
montre enfin ton visage pour que je voie
ma véritable figure, celle de l'autre,
ma figure de ce nous pour toujours à tous,
figure d'arbre et de boulanger,
de chauffeur et de nuage et de marin,
figure de soleil et de ruisseau et de Pierre et Paul,
figure de solitaire collectif,
réveille-moi, oui, je nais :
............................vie et mort
signent un pacte en toi, dame de la nuit,
tour de clarté, reine de l'aube,
vierge lunaire, mère de l'eau mère,
corps du monde, maison de la mort,
je tombe sans fin depuis ma naissance,
je tombe dans moi-même sans toucher mon fond,
recueille-moi dans tes yeux, assemble la poussière
dispersée et réconcilie mes cendres,
attache mes os divisés, souffle
sur mon être, enterre-moi dans ta terre,
ton silence de paix vers la pensée
contre elle-même aérée ;
..........................ouvre la main,
dame des moissons que sont les jours,
le jour est immortel, il s'élève, croît,
vient de naître et ne cesse jamais,
chaque jour est à naître, chaque lever de jour
est une naissance et je me réveille,
nous nous réveillons tous, il se lève
le soleil figure de soleil, Jean se réveille
avec sa figure de Jean figure de tous,
porte de l'être, réveille-moi, lève-toi,
laisse-moi voir le visage de ce jour,
laisse-moi voir le visage de cette nuit,
tout communie et se transfigure,
arc de sang, pont des battements de coeur,
emmène-moi de l'autre côté de cette nuit,
là où je suis toi nous sommes nous-mêmes,
au rein des prénoms enlacés,
porte de l'être ; ouvre ton être, réveille-toi,
apprends à être aussi, moule ta figure,
travaille tes traits, sois un visage
pour regarder mon visage et qu'il te regarde,
pour regarder la vie jusque dans la mort,
visage de mer, de pain, de roche et de fontaine,
source qui dissout nos visages
dans le visage sans nom, dans l'être sans visage,
indicible présence d'entre les présences...
je veux poursuivre, aller plus loin, et je ne peux pas :
l'instant se précipite en un autre et un autre,
j'ai dormi des rêves de pierre que je n'ai pas rêvé
et à la fin des ans comme des pierres
j'ai entendu chanter mon sang emprisonné,
avec une rumeur de lumière la mer chantait,
une à une cédaient les murailles,
toutes les portes se démolissaient
et le soleil entrait en trombe par mon front,
décillait mes paupières fermées,
décollait mon être de son enveloppe,
m'arrachait à moi, me séparait
de mon sommeil rude de siècles de pierre
et sa magie de miroirs revivait
un saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,
un haut jet d'eau que le vent arque,
un arbre bien planté mais dansant,
un cheminement de fleuve qui s'incurve,
avance, recule, fait un détour
et arrive toujours :
4 EHÉCATL
Octavio Paz, Pierre de Soleil
traduit par Juliette Schweisguth
Vous avez certainement admiré ces paysages chinois dans lesquels l'on aperçoit quelque part un personnage de dimension minuscule. Pour un amateur occidental, dont l'oeil est habitué à regarder des oeuvres où les sujets sont représentés au premier plan, reléguant ainsi le paysage à l'arrière-plan, ce personnage est complètement perdu, noyé dans le grand tout. Ce n'est pas ainsi que l'esprit chinois appréhende la chose. Le personnage dans le paysage est toujours judicieusement situé : il est en train de contempler le paysage, de jouer de la cithare, ou de converser avec un ami. Mais au bout d'un moment, si l'on s'attarde sur lui, on ne manque pas de se mettre à sa place, et l'on se rend compte qu'il est le point pivot autour duquel le paysage s'organise et tourne, que c'est à travers lui qu'on voit le paysage. Encore une fois l'homme n'est pas cet être extérieur qui bâtit son château de sable sur une plage abandonnée. Il est la part la plus sensible, la plus vitale de l'univers vivant ; c'est à lui que la nature murmure ses désirs les plus constants, ses secrets les plus enfouis. S'opère alors un renversement de perspective. Tandis que l'homme devient l'intérieur du paysage, celui-ci devient le paysage intérieur de l'homme.
Tout tableau chinois, relevant d'une peinture non naturaliste mais spiritualiste, est à contempler comme un paysage de l'âme. C'est de sujet à sujet, et sous l'angle de la confidence intime, que l'homme y noue ses liens avec la nature. Cette nature n'est plus une entité inerte et passive. Si l'homme la regarde, elle le regarde aussi ; si l'homme lui parle, elle lui parle aussi. Évoquant le mont Jingting, le poète Li Po affirme : "Nous nous regardons sans nous lasser" ; à quoi fait écho le peintre Shitao qui, à propos du mont Huang, dit : "Nos tête-à-tête n'ont point de fin." De tout temps, en Chine, poètes et peintres sont avec la nature dans cette relation de connivence et de révélation mutuelle. La beauté du monde est un appel, au sens le plus concret du mot, et l'homme, cet être de langage, y répond de toute son âme. Tout se passe comme si l'univers, se pensant, attendait l'homme pour être dit. Les Chinois n'ignorent point qu'il existe des "beautés objectives" et qu'il ne manque pas d'autres mots, moindres pour les qualifier. Mais à leurs yeux, la vraie beauté -celle qui advient et se révèle, qui est un apparaître-là touchant soudain l'âme de celui qui la capte- résulte de la rencontre de deux êtres, ou de l'esprit humain avec l'univers vivant. Et l'oeuvre de beauté, toujours née d'un "entre", est un trois qui, jailli du deux en interaction, permet au deux de se dépasser. Si transcendance il y a, elle est dans ce dépassement-là.
François Cheng, Cinq méditations sur la beauté
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On considerait qu'une essence, une quiddité (mahîyat), est ce qu'elle est, immuablement, sans que ce verbe être impliquât l'idée d'existence, parce que l'on considérait que l'existence n'est qu'une façon de considérer une essence, mais qu'elle ne lui ajoute rien, n'en étant pas constitutive. Mollâ Sadrâ inverse la perspective, et c'est ce qui lui permettra, dans son commentaire de l'oeuvre de Sohrawardî, de donner la version "existentielle" de la métaphysique de l'Ishrâq. Sa métaphysique de l'être pose qu'aucune essence n'est anterieure à son acte d'exister ; c'est son acte même d'exister (wojûd) qui determine ce qu'est une essence. C'est en étant qu'un être est ce qu'il est, c'est-à-dire actue ou actualise son essence. Bien entendu, ne faisons pas de Mollâ Sadrâ un "existentialiste" de nos jours ; ce serait un quiproquo. II veut dire ceci : puisque c'est son acte d'être qui determine une essence, il s'ensuit qu'en fonction de ses actes d'être, une même essence, loin d'être immuable, est susceptible de passer par des degrés d'intensification ou d'affaiblissement, dont l'échelle est pratiquement illimitée. Nous n'avons donc plus ici, comme chez les philosophes de ses prédécesseurs, un royaume des essences immuables. On peut parler chez Mollâ Sadrâ d'une mobilité, d'une in-quietude de l'être (sa fameuse doctrine du harakat jawharîya), et partant de l'aptitude d'une essence à passer par un cycle de métamorphoses, dont les étapes marquent autant de plans d'univers.
Prenons, par exemple, la notion de corps. Pour comprendre ce qui en constitue l'essence, il ne faut pas en limiter l'acte d'être au seul plan du monde physique de la perception sensible. II faut le considérer depuis l'Élément simple (nous savons que dans la physique traditionnelle ce mot désigne un état qualitatif), à travers les métamorphoses successives qui le conduisent de l'état mineral à l'état vegetal, puis a l'état animal, puis a l'état de corps vivant et parlant, capable de comprendre les réalités spirituelles. II y a comme un immense élan de l'être, depuis les profondeurs inorganiques jusqu'a l'éclosion de la forme humaine terrestre, et ensuite au-delà de celle-ci, parce que l'être humain, dans son acte d'exister au monde présent, est encore un être intermédiaire. C'est pourquoi ne nous y trompons pas : la vision de Mollâ Sadrâ porte beaucoup plus loin, et est dirigée dans un autre sens, que l'évolutionisme passé en Occident a l'état de dogme. Car pour celui-ci, tout s'accomplit dans le sens horizontal linéaire, à un seul et même plan de l'être. On parle à tort et à travers du "sens de l'histoire", en oubliant un peu trop que pour en parler, il faut au moins disposer d'une eschatologie. La mobilité de l'univers de Mollâ Sadrâ et de tous nos penseurs, n'est pas celle d'un monde en évolution, mais celle d'un monde en ascension. Le passé n'est pas derrière nous, mais au-dessous de nous. L'orientation de ce monde dans le sens vertical, en style gothique, pourrait-on dire, correspond a l'idée du Mabdâ' et du Ma'âd, l'Origine et le Retour, par lesquels la métahistoire fait irruption dans notre monde.
Maintenant, lorsque l'élan ascensionnel de l'être s'est épanoui en la forme humaine terrestre, commence un nouveau cycle de métamorphoses, et cela parce que l'être humain est le seuil à partir duquel l'ascension du monde se poursuit vers des états supérieurs, des formes supérieures de l'acte d'être. L'être humain existe d'ores et déjà, virtuellement au moins, dans plusieurs mondes, car il est constitué d'une triade : le corps, I'âme, l'esprit (jism, nafs, rûh ou 'aql). Cette triade est celle-là même de l'anthropologie de la gnose classique (sôma, psyché, pneuma) : il y a l'homme naturel ou charnel (insân tabi'î, les "hyliques") ; il y a l'homme-âme (insân nafsânî, les "psychiques") ; il y a l'homme-esprit (insân 'aqlî ou rûhânî, les "pneumatiques"). À chacun de ces états de l'homme correspond une sublimation progressive de l'état et de la notion du corps. Il y a un corps matériel, il y a un corps psychique, il y a un corps spirituel (caro spiritualis). Chacun de ces deux derniers est le temple d'une palingénésie et d'une résurrection future, dont l'homme décide, au cours de la vie terrestre présente, s'il y sera apte, ou s'il retombera vaincu au-dessous de lui-même.
Si nous voulons aller en profondeur dans la compréhension de nos cultures spirituelles, il nous faut relever les conséquences de tels faits. Car nous voyons ici, au niveau de l'homme psychique et de la "corporéité spirituelle", se développer une doctrine de l'Imagination active qui déroute nos theories habituelles de la connaissance, prisonnières du dualisme de la sensibilité et de l'entendement. Il s'agit d'une Imagination tout autre que ce que nous appelons couramment de ce nom, et qui n'est que la fantaisie secrétant de l'imaginaire. Il s'agit d'un organe de vraie perception et de vraie connaissance, intermédiaire entre la perception sensible et la connaissance intellective, de même que I'âme est intermédiaire entre le corps et l'esprit. Ce que perçoit cet organe, c'est un monde qui lui est absolument propre ('âlam al-mithâl, le mundus imaginalis, monde des corps à l'état spirituel, monde des "corps de résurrection") ; c'est l'intermonde, le monde de I'Âme, l'entre-deux, le barzakh, entre le monde de la matière matérielle et le monde des pures Intelligences chérubiniques. C'est pourquoi Mollâ Sadrâ n'a pas hésité à faire de l'Imagination active une faculté spirituelle au même titre que l'intellect, indépendante de l'existence du corps organique, puisqu'elle est en quelque sorte le corps subtil de I'âme. Or, c'est tout cet intermonde de l'âme qui sera perdu avec la philosophie d'Averroës, et les conséquences en ont été graves pour l'Occident. Car c'est seulement par cet intermonde que l'on comprend la vérité spirituelle des visions prophétiques comme en étant la vérité littérale ; c'est par lui que l'on peut authentifier les visions des mystiques, et finalement c'est par lui que l'on peut comprendre l'idée de la Resurrection corporelle (ma'âd jismânî), laquelle est inconcevable si l'on ne dispose pas d'une notion precise du corps subtil. C'est pourquoi, sur ce point capital, Mollâ Sadrâ renverra dos à dos le théologien Ghazalî et le philosophe Avicenne.
Henry Corbin, La philosophie de la Résurrection
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